Par Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts.
« Qu’est-ce que la réalité en art plastique ? Chaque époque a la sienne. Le réalisme de Courbet n’est pas celui des impressionnistes et le nôtre n’est pas celui de ceux qui viennent après nous... Chaque époque invente sa beauté... Le réalisme est une valeur relative et non une valeur absolue... Énorme relativité de la réalité... » écrit Fernand Léger qui dès 1936 participe aux débats sur « La querelle du réalisme » organisés à la première Maison de la Culture créée par Aragon.
C’est ainsi que revenu à un art direct, compréhensible pour tous et en écho aux vertus originelles du peuple et à celles de la nature, Léger associe la pratique sportive aux loisirs et au Front Populaire qui les rend plus accessibles. Le cycle des Plongeurs, comme celui des Cyclistes au repos posant avec leurs bicyclettes, est un message de confiance dans la solidarité unificatrice par une pratique sportive. Ses recherches sur les cyclistes ont commencé lors de son exil aux Etats-Unis de 1940 à 1945 et ont donné lieu à de nombreux dessins qui aboutiront aux compositions ambitieuses Les loisirs ou Hommage à David (1948-49), au Musée national d’Art moderne et au Musée national Fernand Léger à Biot.
Avec le thème du sport, la question du réalisme est centrale et les réponses apportées par les peintres tout au long du XXe siècle restent indissociables des ruptures comme des conquêtes plastiques des grands courants esthétiques. Les cubistes se sont voulus, et sans ambiguïté, essentiellement réalistes. Après s’être éloignés des apparences courantes de l’objet et du corps humain pour recréer une « réalité tout intellectuelle », beaucoup sont revenus à la réalité dans une volonté de s’appuyer au plus près de la modernité. Comment concilier le sujet et la valeur plastique ?
Mettre en image le sport, activité dynamique par excellence, pose le problème de la représentation du mouvement en peinture, tout en conservant le caractère statique propre à l’art du peintre. Si les Futuristes empruntent leurs moyens d’expression aux Cubistes, ils veulent aller plus loin. La peinture futuriste est un art du mouvement au service d’une esthétique agressivement contemporaine. L’intérêt qu’ils manifestent pour la vitesse s’exprime par la représentation de la sensation dynamique du mouvement et va de pair avec la glorification de la machine. En 1913, Umberto Boccioni (1882-1916) peint Dinamismo di un ciclista (col. Peggy Guggenheim, Venise) : la sensation dynamique du cycliste qui se déplace simultanément dans le temps et dans l’espace est suggérée par l’illusionnisme spatial avec un chromatisme flamboyant associé au rythme frénétique à l’unisson de notre civilisation. De nombreux dessins préparatoires démontent le mouvement de flux continu en recourant au divisionnisme. Le réseau linéaire des compositions cubistes devient un système de « lignes de force » où s’articulent les éléments de représentation. Mais les Futuristes aspirent à la synthèse d’une réalité saisie par le regard et de celle proposée par la mémoire, le visible et l’invisible, le réel et l’imaginaire.
Forme moderne du transport associé à la vitesse, la bicyclette inspire d’autres artistes. Nathalie Gontcharoff (1881-1962), ralliée au futurisme et co-fondateur du Rayonnisme, peint en 1913 un Cycliste (Musée Russe, Saint-Petersbourg). Jean Metzinger, co-fondateur de la Section d’or en 1912, fidèle à un ordre géométrique et à l’usage du nombre d'or, trouve un compromis avec sa toile de 1911-12, Vélodrome (Col. Peggy Guggenheim, Venise). L’espace pictural synthétise les facettes dans une progression sérielle de quadrilatères sur lesquels se plaque la figure du cycliste sur sa machine.
Rien ne saurait combler davantage le regard et l’esprit qu’une imagerie célébrant l’effort et le sentiment athlétique, l’optimisme dans la volonté d’ouvrir le champ à des ambitions généreuses et fraternelles dans un esprit solidaire avec tous les hommes. C’est ce goût résolu pour l’action, en concordance avec l’engagement de l’artiste, qui oriente celui-ci vers un sujet le plus conforme à l’initiale énergie vitale qu’il veut exprimer avec une figuration « en vue de l’élévation du statut humain respectable par l’âpreté consentie de sa genèse, grandiose en tout cas » écrit Marcel Gromaire en janvier 1951. La pratique sportive, qui requiert des qualités d’endurance, de persévérance, de dépassement de soi au contact ardent avec les forces de la nature, séduit les artistes résolument tournés vers l’avenir.
Parmi les sports collectifs associés à la contemporanéité et en lien avec la naissance du « modernisme » en art, le football et le rugby ont inspiré un certains nombre d’artistes. Un des premiers, le Douanier Rousseau (1844-1910) peint en 1908 une composition représentant une scène de rugby malgré le titre donné par Rousseau Joueurs de football, conservée à New York (The Solomon R.Guggenheim Museum). Introduit en France au début des années 1870, le rugby devient rapidement un sport très populaire et le premier match France-Angleterre à Paris eut lieu précisément en 1908. Le peintre est en prise immédiate avec l’actualité même s’il traite celle-ci avec fantaisie et un certain humour en intervertissant les bandes de couleurs, bleu et orange, pour les maillots et les chaussettes. Sans doute l’artiste s’est-il inspiré d’une photographie de presse comme le fera Robert Delaunay quelques années plus tard dans son Equipe de Cardiff. Une nouvelle fois, Rousseau déconcerte avec un sujet inédit librement interprété et chorégraphié autour de quatre joueurs aux visages stéréotypés qui se disputent le ballon ovale dans un cadre imaginaire bordé d’arbres disproportionnés. Les milieux intellectuels manifestent un goût très vif pour le rugby, comme en témoigne la correspondance Charles Péguy- Alain Fournier (Paris 1973 p165, lettre du 4 avril 1914). Tandis que le journal Excelsior avait publié une photographie de Péguy en faisant allusion à une « très littéraire équipe de rugby qui compte parmi ses membres Jean Giraudoux, Alain Fournier, Mac Orlan, Louis Süe et dont le président d’honneur n’est autre que Charles Péguy ».
C’est à sa suite que l’on doit les Footballeurs d’Albert Gleizes (Washington, National gallery of Art). Peinte en 1912-1913, la toile a figuré au salon des Indépendants à Paris en 1913. Cette peinture est significative des acquis du cubisme et de ses atermoiements entre une abstraction pure, dans laquelle Apollinaire voyait le but final avec la disparition du sujet, et la recherche d’un équilibre entre la représentation et l’abstraction. Gleizes et Metzinger, peintres-écrivains, ont pris conscience de la nécessité d’une alliance entre les deux options dont ils développent les principes dans leur ouvrage Du cubisme, publié en 1912. Leur aspiration à un art authentiquement populaire les oriente vers des sujets comme celui des Footballeurs.
Ceux de Gleizes sont allusivement évoqués en ayant soin de subordonner tous les éléments figuratifs aux nécessités purement plastiques – non figuratives – de la surface à peindre. La disparition d’un point de perspective unique ouvre sur une ère de liberté infinie. Cette perspective « multiple » suggère la mobilité et permet de représenter les footballeurs à partir d’une multiplicité de points de vue. La juxtaposition d’éléments symbolise le déplacement physique et le mouvement du sujet instrumentalisé par tout un système d’opposition de formes abstraites et d’autres plus proches de la réalité. Ainsi les formes rondes évoquent des choses réelles, le ballon, les visages subtilement emboîtées dans le désir d’être décoratif. Ce que souligne la franchise des couleurs prises dans un jeu d’interférences et de relations entre des plans travaillés en transparence, permettant d’opérer une synthèse et d’exprimer les formes. La conception futuriste de la transparence s’applique à l’expression du mouvement comme le démontre Dynamisme d’un footballeur de Boccioni (1913) au Museum of Modern Art.
C’est en 1913 que Robert Delaunay (1885-1941) s’attaque à une de ses peintures les plus emblématiques des mouvements pionniers complémentaires que sont le cubisme et l’orphisme, le rayonnisme et le futurisme : L’équipe de Cardiff (musée d’Art moderne de la Ville de Paris). Une autre version est conservée au Van Abbemuseum, Eindhoven. En quête d’un sujet novateur, Delaunay peint une mêlée entre l’équipe de Cardiff et celle du SCUF-Sporting Club Universitaire de France rugby de Paris. Il trouve son sujet dans un article du magazine Vie au grand air, en date du 18 janvier 1913, qui rend compte du match entre le SCUF Sporting Club face à Toulouse. La modernité est le moteur d’une composition plurielle conçue comme un collage, où l’on voit la Tour Eiffel (empruntée à sa série éponyme 1909-10) juxtaposée avec la Grande Roue, symboles du nouveau paysage urbain, l’hommage à l’aviateur Blériot héros de la traversée de la Manche le 25 juillet 1909, et dans la première partie les joueurs entre lesquels s’intercale une publicité Astra. Tous les symboles de la vie moderne s’inscrivent dans cette composition parfaitement lisible en plusieurs temps. Les formes géométriques se juxtaposent en permettant la simultanéité des couleurs pures, sources de lumière, sans se mélanger. Leur combinaison suggère la profondeur et le mouvement. Un mouvement qui implique la durée et le temps, un élément déterminant de cet art qualifié d’orphique par Apollinaire. Un temps ici suspendu – le ballon qui se détache du carré blanc – sous-tendu à l’action des joueurs prolongée par la métaphore architectonique de la courbe sinusoïdale de la Grande Roue amorçant une forme sphérique. Le sport célèbre la vie moderne qui englobe la réclame, autre vecteur de la vie contemporaine.
Quelques années plus tard, le peintre et théoricien de l’art André Lhote (1885-1962) donne sa vision du Rugby, premier tableau, peint en 1917 (Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne), d’une série de cinq préparés par de nombreuses études dessinées et peintes. Là encore, le peintre s’appuie sur les photos d’un match au Parc des Princes (pratique révélatrice des liens qui rapprochent la peinture et la photographie dans une modernité conquérante). Dans le cubisme, né de Cézanne, le rôle joué par la couleur chez Delaunay et chez Lhote est primordial Avec les trois couleurs primaires (bleu, jaune, rouge) et les secondaires (violet, orange, vert) librement disposées, l’esthétique est rattrapée par la réalité chromatique offerte par une tradition, depuis longtemps abandonnée, qui voulait que chaque joueur ait sa propre couleur. D’où le surnom d’« Arlequins » donné au rugbymen au début du XXe. Ce jeu des couleurs fait partie des ingrédients de la ville moderne qui, avec les lumières mouvantes, l’approche nouvelle du corps des joueurs, participe du mouvement dans le décor des stades avec les affiches publicitaires. En 1937 Lhote reprend le sujet avec Partie de rugby conservé au Musée de Saint-Quentin.
Picasso n’a pas échappé à la fascination d’une chorégraphie rayonnante et solaire unissant les joueurs. Silhouettes en apesanteur dans un dessin de 1961 auquel répond la sculpture d’un footballeur de 1965, en céramique blanche. Forme découpée esquissant un mouvement d’envol, tel Icare.
René Magritte (1898-1967) a donné sa vision énigmatique du football avec Composition (1962), un match dans une prairie, peint dans un décalage volontaire et déconcertant des images entraînant la rupture du sens.
En 1949, Horia Damian (1922-2012), élève d’André Lhote et de Leger, peint un Joueur de rugby. Avant de prendre son envol pour une expression radicale, l’artiste d’origine roumaine transpose et repense les principes fondamentaux de ses maîtres.
Cette approche du sport par la peinture ne prétend pas à être exhaustive par une énumération des activités et leurs interprétations plastiques et artistiques. Il faut cependant évoquer la belle figure de Marcel Gromaire (1892-1971), chantre du réalisme rural, ouvrier, humaniste qui a loué les loisirs associés aux activités sportives, le football, le rugby, le cyclisme, le canoë, l’haltérophilie, qu’il a peintes dans les années 1930, avec une rigueur des lignes, des formes cernées avec un sens du modelé, des volumes et de l’espace orchestré dans des masses ocre rouge, ocre brun comme avec Haltères de 1926, peinture conservée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, et encore Tennis devant la mer (1928), figurant avec d’importantes de ses autres peintures dans le legs du Docteur Girardin.
Parmi les activités sportives populaires, la boxe a peu inspiré les peintres. Elle a retenu Jacques-Henri Lartigue (1894-1986), célèbre photographe qui a rêvé toute sa vie d’être reconnu d’abord comme peintre. Celui qui confiait « Pour moi, la vie et la couleur sont indissociables... J’ai toujours été peintre. C’est donc avec mon œil de peintre que je vois tout » a repris ses thèmes dans les deux pratiques artistiques. Son dilettantisme n’a jamais handicapé sa sincérité et un réel talent pictural. Il puise dans le sport une part importante de son inspiration. La vie en mouvement s’exprime avec les athlètes, et le saut en hauteur, la natation, Le crawl (1922), Les boxeurs (1921) qui figurent dans la donation faite par l’artiste à la Ville de L’Isle-Adam en 1985, augmentée d’une seconde par sa veuve en 1991-1993.
En 1987, Bernard Buffet peint une série sur les Sumos. Plusieurs séjours au Japon, où son musée a été inauguré en 1973 à Surugadaira, ont inspiré au plus jeune académicien, élu en 1974 à l’âge de 43 ans, des toiles puissantes. Maçonnés dans la matière, cernés de ce trait aigu qui est à la fois écriture et signature du peintre, les sumos l’avaient fasciné. Annabelle Buffet a écrit : « De ce sport quasiment religieux, émanent le respect du vaincu, la puissance contrôlée et, plus étonnant encore, un mélange de violence physique et de sérénité mentale. Une métaphore à peine voilée de l’art d’un maître de la peinture française ».