Art et Islam : entre génie et humilité

Par Chems-eddine Hafiz, Recteur de la Grande Mosquée de Paris

 

 

Le jardin principal de la Grande Mosquée de Paris, baptisé « Le Jardin d’Eden ».
le jardin principal de la Grande Mosquée de Paris, baptisé « Le Jardin d’Eden ».
Grande Mosquée de Paris / Omar Boulkroum.

 

« Iqra ». « Lis au nom de ton Seigneur qui a créé l’homme d’une adhérence » (1). Tel est le verset inaugural de la révélation coranique qui invite à l’élévation de l’homme par la connaissance et le savoir. Placé à l’initiale du verset comme un marqueur fondamental, le verbe signifie littéralement en langue arabe « lis ». Il s’entend surtout comme une invitation injonctive à la lecture – compréhension en son sens le plus large, le plus englobant, de ce que le pouvoir de création et d’innovation de l’homme peut produire, par analogie au Dieu créateur du monde et de l’humanité qui l’habite. Tous les lecteurs du Coran d’Orient et d’Occident s’accordent à dire que c’est le plus beau texte qui crée un rythme, une scansion, une mélodie, spécifiques au Livre Saint.

Parlant de poésie, ce genre déjà florissant dans la période antéislamique, a continué de s’épanouir avec l’avènement de l’Islam. Il n’est que de citer les poètes mystiques tels Saadi, Ferdawsi ou Nizami et aussi Farid al-Din Attar dont on retient Le Cantique des Oiseaux, considéré comme une pièce maîtresse de la poésie soufie. N’oublions pas Rabia al-Adawiyya, poétesse et mystique musulmane née à Basra en Irak au VIIIe siècle. Nombreux ont chanté le thème de l’amour qui demeure dominant. On sait combien la poésie amoureuse arabe fut source d’inspiration pour de grands poètes occidentaux, tel Aragon composant Le Fou d’Elsa qui trouve sa source dans la fameuse complainte Majnûn Leïla. La prédominance du sujet d’amour dans la poésie arabe n’est-elle pas suggérée précisément par l’être et le faire de Mohammed Prophète-amour ? Le Prophète qui a suscité l’intérêt et l’admiration du Victor Hugo du poème L’An 9 de l’hégire (1858) ou La Légende des siècles (1859) relatant la mort de « Mahomet ».

 

Ismâ’îl Zühdü, calligraphie figurative en forme de cigogne, ca 1604, encre sur papier. Palais de Topkapi, Istanbul, Turquie.
Ismâ’îl Zühdü, calligraphie figurative en forme de cigogne, ca 1604, encre sur papier. Palais de Topkapi, Istanbul, Turquie.
Licence Wikimedia Commons / Yasine Mrabet

 

La création littéraire issue du monde musulman s’est considérablement enrichie au contact des cultures environnantes. Le monde occidental s’est enthousiasmé pour les Mille et une nuits, mais la liste des textes arabes où fleurit le bel art d’écrire est assurément aussi longue que le sont les quatorze siècles de traversée de la culture islamique marquée aussi par d’autres expressions artistiques.

Le texte coranique a donné naissance à une discipline élevée au niveau du sacré : la calligraphie. Une sourate porte le nom de « Plume ». Le mot arabe utilisé dans le Coran est « Qalam » (2) pour désigner un roseau taillé en pointe qui a permis aux calligraphes musulmans de créer des formes d’écriture complexes, de styles différents, susceptibles d’évoquer la portée spirituelle du texte coranique. Ainsi, la calligraphie se voudrait retranscription de la parole de Dieu. Les compagnons du Prophète qui mémorisaient les versets puis les transcrivaient sur différents supports – feuilles de palmier, peaux d’animaux, omoplates de chameaux – sont les premiers calligraphes. Le geste scriptural comme pratique artistique est véritablement né avec l’usage du support papier qui constitue une innovation disruptive transformatrice de l’esthétique de la calligraphie. De rudimentaire qu’elle était, la calligraphie innove dans l’entrelacement des lignes et des lettres, une véritable architecture des pleins et déliés guidés par un souci de fluidité et d’harmonie générateur de poésie.

Un autre pan de l’art où se lit l’empreinte de l’Islam est celui de l’architecture. Il concerne au premier chef les lieux de prière.

Ainsi, la prière collective du vendredi au cours de laquelle les musulmans en se prosternant récitent des versets coraniques, se déroule dans des espaces dont la conception architecturale a connu une évolution notoire. À la sobriété des lieux qui a caractérisé les premières décennies, a succédé une ambition architecturale réformatrice née d’un métissage culturel inédit consécutif à l’expansion de l’islam.

La densité spirituelle de l’Islam conjointe à l’exercice du rite religieux devait transparaître à travers la grandeur et la magnificence des lieux où elle se vit. Ainsi, l’architecture des espaces dédiés au culte se devait d’être un corollaire artistique des valeurs islamiques. L’esthétique architecturale est ainsi dotée d’une fonction de transmission de ce que recèle l’islam. À titre d’exemple, le paradis tel qu’évoqué dans le Coran trouverait une de ses images dans l’Alhambra de l’Andalousie médiévale où les jardins luxuriants et les fontaines d’eau jaillissante sont une préfiguration de l’éden céleste. Les paysagistes affirment que certains jardins de Grenade, Cordoue ou Séville sont autant de paradis sur terre. Ainsi est-on tenté d’affirmer que l’art se prête pour rendre hommage à la beauté et à la complexité de la création divine. À la Grande Mosquée de Paris, le jardin principal a été baptisé « Le jardin d’Eden » (3).

 

le jardin principal de la Grande Mosquée de Paris, baptisé « Le Jardin d’Eden ».
le jardin principal de la Grande Mosquée de Paris, baptisé « Le Jardin d’Eden ».
Grande Mosquée de Paris / Omar Boulkroum

 

Au cours du temps et à travers les métamorphoses architecturales où perce une volonté de grandeur et de raffinement, se lit aussi la trajectoire ascensionnelle de l’exercice du pouvoir religieux tel qu’assumé par les dynasties musulmanes. Ainsi, l’épanouissement des expressions artistiques pour figurer le Beau se veut aussi miroir de la prééminence du pouvoir religieux qui dans l’absolu ne peut être que beau parce que chargé de transmettre la beauté du Verbe. Cette aspiration n’a pas toujours été atteinte dans la sérénité comme nous l’enseigne l’histoire des invasions destructrices en terre d’Islam. Que ne devint Bagdad à l’arrivée des Mongols au XIIe siècle ! Mais, tel le phénix qui renaît de ses cendres, les maîtres religieux n’oublient pas que la prééminence de leur parole se renforce et se démultiplie quand ils prennent langue avec l’art offert à tous en ses diverses expressions esthétiques.

Ainsi s’est constitué un patrimoine de l’art islamique que l’on peut admirer dans différents musées répartis majoritairement à travers la vastitude du monde occidental. C’est peut-être là un paradoxe, né des accidents de l’histoire, mais qui témoigne assurément de la reconnaissance de l’art islamique et de sa portée universelle.

Cet art, longtemps tenu en berne parce que tombé dans le paradigme du conservatisme des traditions, est à réanimer pour être en phase avec la réalité du dialogue des civilisations. Guidée par cette vérité, la Grande Mosquée de Paris s’applique à lui donner une visibilité concrète en encourageant l’expression des arts et des lettres. C’est ainsi qu’a été créée en son sein une école de calligraphie suivie d’un prix littéraire suscitant l’enthousiasme des éditeurs. De ce fait, la Grande Mosquée de Paris souhaite continuer à cultiver le plaisir de lire et le plaisir d’écrire. Son ambition est de renouer avec l’esthétique comme voie spirituelle majeure.

 

  1. Verset 96 « Al-Alaq » L’adhérence
  2. Sourate 68
  3. Présent dans les trois religions monothéistes, le Jardin d’Eden est considéré comme le lieu idéal où Adam et Ève ont vécu. Dans la tradition islamique, il est appelé également le « Jardin des délices ».