Bayreuth, la construction d’un rêve

Par Catherine Duault, biographe et collaboratrice du site Internet Opera-online.com

 

le Festspielhaus de Bayreuth vers 1890
Illustration représentant le Festspielhaus de Bayreuth vers 1890. Wikimedia Commons

 

“On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux » : tous les wagnériens connaissent ce célèbre début du Voyage artistique à Bayreuth. En associant l’humour à la ferveur de l’amateur éclairé, le musicologue Albert Lavignac a conçu un précieux guide dont la particularité est de réunir des conseils pratiques et des analyses des opéras que l’on s’apprête à entendre dans le mythique Festspielhaus.

La première pierre de cet édifice spécialement conçu pour les opéras de Wagner a été posée le 22 mai 1872, jour du cinquante-neuvième anniversaire du compositeur. Marchant sur les pas du festivalier du XIXe siècle, celui du XXIe entreprend-t-il avec la même dévotion l’ascension de la « colline sacrée » au sommet de laquelle se dresse le bâtiment d’une imposante sobriété ? Le « pèlerinage à Bayreuth » conserve la dimension d’un voyage initiatique avec ses rites et ses enchantements qui vont du détail en apparence le plus insignifiant jusqu’au symbole porteur de l’enthousiasme le plus ardent. On se rassemble pour pénétrer dans la salle au signal des cuivres de l’orchestre qui exécutent sur le balcon de la façade du Festspielhaus l’un des leitmotive de l’opéra programmé. Les spectateurs arborent des tenues très élégantes en accord avec la solennité du moment. Faut-il entrer dans l’univers wagnérien comme on entre en religion ? On serait parfois tenté de le croire, tant se sont agrégés autour de Bayreuth les légendes et les souvenirs, sans oublier les liaisons dangereuses avec la politique et les haines familiales savamment entretenues par les descendants du compositeur.

 

portrait de Richard Wagner
Portrait de Richard Wagner à Munich en 1871 par Franz Hanfstaengl.

 

Quand, le 26 juillet 1835, Richard Wagner fait halte à Bayreuth, il a seulement 22 ans. Nommé chef d’orchestre à Magdebourg l’année précédente, il a déjà écrit un premier opéra Les Fées (1834) qui ne sera créé que cinq ans après sa mort, deux ans avant La Défense d’aimer (1836). Sans avoir le pressentiment que Bayreuth sera le lieu de convergence de toute son œuvre, c’est-à-dire de toute sa vie, le jeune compositeur est séduit par le paysage qu’il découvre. La nécessité de disposer d’un lieu spécifique pour représenter ses opéras s’impose rapidement à celui qui assigne au théâtre une mission sociale et morale, largement au-delà des simples questions esthétiques. La construction du Festspielhaus sera le résultat d’une longue réflexion nourrie par les nombreuses lectures philosophiques et politico-historiques dont Wagner a toujours été avide. Dès 1848 le compositeur rassemble toutes ses propositions dans un rapport intitulé Projet d’organisation d’un théâtre national allemand pour le royaume de Saxe. On y trouve déjà les bases du futur festival de Bayreuth. De simple divertissement le théâtre est passé au statut de cérémonie qui doit élever le public vers l’Idéal.

Après l’échec de la révolution de 1849 à laquelle il a activement participé, Wagner radicalise son point de vue en souhaitant que le théâtre lyrique redevienne une grande fête populaire dans l’esprit des représentations tragiques de la Grèce antique. Dès 1850, le musicien évoque la construction d’un édifice qu’il conçoit comme « un théâtre de genre très primitif », avec seulement des poutres et des planches et dont l’entrée serait gratuite. En novembre 1851, Wagner précise les grandes lignes de son projet :
« (...) Seule la révolution pourra me procurer les artistes et les spectateurs appropriés. (...) Je monterai un théâtre sur les bords du Rhin et j’inviterai les spectateurs à une grande fête théâtrale. (...) Je donnerai mon œuvre complète en l’espace de quatre journées : grâce à elle, je ferai connaître aux hommes de la révolution le sens de cette révolution dans ce qu’elle a de plus noble. »
Mais comment Wagner, toujours à cours d’argent, pourrait-il réaliser un tel projet ? Où trouver le financement que nécessite l’édification de ce lieu idéal où serait donné un drame conçu comme une fusion de tous les arts, appelée à devenir « l’œuvre d’art de l’avenir » ? Ce nouveau drame musical doit marquer un retour au modèle antique tout en renouant avec les sources nationales. Après Tannhäuser (1845), Wagner ne mettra plus en scène que des héros germaniques répondant à l’idéal politique de renaissance de la nation allemande. Une rencontre décisive va permettre à Wagner de passer du rêve à la réalité, celle du jeune Louis II de Bavière en 1864, qui lui propose de devenir son protecteur et son mécène. Bouleversé par Tannhäuser (1845) et Lohengrin (1850), Louis II s’intéresse passionnément à tout ce que fait et pense le génial Wagner qu’il considère comme un véritable dieu vivant. Le compositeur entrevoit immédiatement toutes les possibilités que représente une telle ferveur et croit désormais possible de faire édifier le théâtre où L’Anneau du Nibelung sera enfin donné dans les meilleures conditions.

 

première représentation de L’Or du Rhin
Première représentation de L’Or du Rhin, le 13 août 1876. Wikimedia Commons

 

On s’adresse rapidement au plus grand architecte allemand de l’époque, Gottfried Semper qui réalise des plans pour un futur bâtiment dont l’implantation est prévue à Munich. Les deux principales caractéristiques du Festspielhaus se retrouvent dans ces premières esquisses qui resteront à l’état de projet. Semper renouvelle la forme de la salle. Cette dernière ne sera plus centrée sur elle-même comme dans le théâtre à l’italienne où elle est un miroir de la société – mais sur la scène, foyer majeur de l’action. On déplace la fosse d’orchestre, en l’enfonçant sous le parcours du champ visuel. Cette salle de conception nouvelle doit être plongée dans une totale obscurité afin que le public puisse se concentrer exclusivement sur l’action. Malheureusement les estimations chiffrées se montent à une somme considérable ! Le gouvernement de Bavière fait pression sur Louis II pour qu’il refuse. La révélation de la liaison de Wagner avec Cosima von Bülow vient alors heurter l’idéalisme du jeune roi qui cède aux injonctions de ses conseillers. En décembre 1865, Wagner est contraint de quitter Munich pour s’installer à Tribschen et son beau projet semble compromis...

C’est Cosima qui relance les rêves de Wagner comme elle l’indique dans son Journal, le 5 mars 1870. La jeune femme attire l’attention de son amant sur une petite ville de Franconie, Bayreuth. Wagner garde un excellent souvenir des lieux et il en voit d’emblée tous les avantages pour son futur projet qui se développera loin de la concurrence des grands théâtres institutionnels. Le rayonnement du Weimar de Goethe et Schiller constitue sans aucun doute un exemple pour le compositeur. En s’installant lui aussi dans une petite cité déjà dotée d’un riche passé, Wagner espère renouer avec ces heures fastes de la culture allemande qui s’est toujours développée en province. La proximité immédiate avec la nature constitue un autre avantage décisif quand on se rappelle qu’à travers sa Tétralogie le musicien a entrepris une critique sans concession du capitalisme industriel.

En avril 1871, Wagner et Cosima arrêtent définitivement leur choix. Le 15 décembre, la ville de Bayreuth met gracieusement à la disposition de Wagner un terrain qu’elle vient d’acquérir. Mais les techniciens font valoir que, à cet endroit, la nappe phréatique est trop haute pour construire le théâtre avec ses dessous obligés. L’emplacement sera finalement conservé pour édifier en 1874 la maison du compositeur, la Villa Wahnfried. Wagner trouve pour son théâtre un autre lieu, un peu en dehors de la ville, au sommet de cette colline qu’on qualifie encore aujourd’hui de « sacrée ». Par la suite les détracteurs du musicien prendront plaisir à souligner que le terrain choisi se situe « non loin d’un asile de fous ».

Les plans du théâtre sont établis par Otto Bruchwald, un architecte de Leipzig car Wagner s’est brouillé avec Semper. Bruchwald répond aux attentes du musicien qui aspire à la plus grande simplicité architecturale. Souvenons-nous que son premier souhait était celui d’un théâtre provisoire. Wagner déclare qu’il va financer lui-même le chantier qui démarre le 29 avril 1872. Le 22 mai, pour son 59e anniversaire, on pose la première pierre alors qu’il ne dispose pas de la somme nécessaire. Cette journée mémorable se conclut par un concert au cours duquel le compositeur dirige la Neuvième Symphonie de Beethoven. Durant quatre années, Wagner va donner des concerts à travers toute l’Europe pour financer son projet. Des mécènes vont lui venir en aide, du khédive d’Égypte au sultan Abdul Asis ou encore Hans von Bülow, qui ne lui garde pas rancune de lui avoir pris sa femme. De nombreuses associations apportent aussi leur contribution. Berlin propose à Wagner un million de marks s’il déplace son festival dans cette ville : il refuse. En 1873, le bilan financier est si catastrophique que le chantier devrait s’arrêter. C’est alors que Louis II débloque 100 000 thalers ! Il y ajoute, sur sa cassette personnelle, 75 000 thalers pour l’édification de la Wahnfried.

 

la fosse d’orchestre du Bayreuth Festspielhaus
La fosse d’orchestre du Bayreuth Festspielhaus est recouverte d’une « hotte » afin que l’orchestre soit complètement invisible pour le public. Wikimedia Commons / Friera

 

Le bâtiment provisoire est achevé en 1874. Il a cette forme de théâtre grec que souhaitait Wagner. Tout a été conçu pour créer une communion entre la salle et la scène comme le décrit le compositeur : « Dès qu’il a pris place, le spectateur se trouve aujourd’hui à Bayreuth dans un véritable « theatron », c’est-à-dire une enceinte construite exclusivement pour ceux qui veulent regarder. (...) Rien ne vient troubler la vision qui se dirige de la place vers la scène. (...) Une musique mystérieuse (...) se dégage, comme un pur esprit, de « l’abîme mystique ». Cette musique transporte l’auditeur dans un état d’enthousiasme et de ravissement qui lui fait voir alors le tableau scénique comme l’image la plus vraie de la vie même ».

Trente rangées de gradins sont disposées en triangle conique à forte pente, soit 1800 places. L’acoustique s’avère idéale car tout est en briques et en bois, y compris les sièges sans confort. Qualifiée « d’abîme mystique », la fosse d’orchestre est recouverte, ce qui permet un fondu orchestre/voix tout à fait unique. Les sonorités ainsi obtenues seront caractéristiques de Parsifal (1882) le seul opéra que Wagner composa pour Bayreuth. Le 13 août 1876, le Festspielhaus est inauguré avec le Ring. L’événement est considérable, les célébrités du monde entier sont là, la presse s’enflamme... mais le déficit est abyssal : 148 000 marks ! Une fois de plus, Louis II envoie l’argent nécessaire, mais Bayreuth restera fermé jusqu’en 1882 où il renaîtra grâce au triomphe de Parsifal, donné seize fois à guichets fermés. Le pari est enfin réussi avec un équilibre financier assuré. Le 29 août, pour la dernière, le vieux compositeur se glisse subrepticement dans la fosse durant le changement de décor entre le deuxième et le troisième acte. Wagner prend la baguette d’Hermann Lévi pour diriger tout le troisième acte !

Le 14 septembre, il quitte Bayreuth pour se reposer à Venise – où il meurt cinq mois plus tard, le 13 février 1883.