Par Jean-François Gay, chanteur à l’Opéra de Lyon.
e suis né à Lyon dans une famille où la musique allait de soi ; enfant, je passai des heures sous le piano à écouter ma mère jouer. Avec mes parents j’allais à l’opéra, même si je n’en avais pas encore le goût. Ma formation musicale fut rudimentaire, je chantais juste et jouais un peu du piano. N’envisageant pas encore de carrière artistique, je commençai une formation de prothésiste dentaire.
Je faisais déjà partie d’une chorale lorsque je fus auditionné pour la création du Chœur de Lyon par Bernard Tétu, en 1981, je n’avais alors pas pris plus de trois ou quatre cours de chant. En septembre de la même année, je quittai Lyon pour Paris, où je fis la connaissance de Michel Laplénie, membre d’un tout jeune ensemble, les Arts Florissants, puis je rencontrai William Christie. J’auditionnai alors pour lui et participai à quelques productions, mais mon vrai baptême du feu fut la redécouverte de la Médée de Charpentier, en 1984. William m’avait demandé d’acquérir les connaissances musicales et la technique vocale nécessaires pour continuer avec lui, et, malgré mon échec au concours d’entrée de sa classe du conservatoire, il insista pour que je suive ses cours. Je continuai ma formation vocale, et, suivant l’engouement d’alors, je devins l’élève de Jacqueline Bonnardot. Très vite, cours, auditions et master-class s’enchaînèrent.
En 1986, William Christie organisa une série d’auditions pour la création d’Atys, drame de Lully sur le thème de l’amour outragé, situé dans un monde ou les dieux côtoient les mortels. Jean-Marie Villégier, le metteur en scène, et William Christie s’étaient entourés d’une équipe formidable. Pourtant, je ne crois pas que quiconque pouvait envisager alors que l’opéra préféré de Louis XIV connaîtrait ce succès incroyable et deviendrait un tel repère dans l’interprétation de la musique baroque et notamment française : à cet égard, il y eut un avant et un après Atys. Pour le chœur dont je faisais partie, l’exigence était totale, théâtrale, gestuelle et bien sûr musicale. William avait un chœur pour ainsi dire formé sur mesure : nous maitrisions la musicalité, la diction et l’ornementation. La préparation avait été très soignée ; je n’ai d’ailleurs pas le souvenir d’avoir connu un tel luxe depuis cet ouvrage, un apprentissage à l’attitude, à la posture, presqu’à la marche. Les costumes, conçus par Patrice Cauchetier, étaient d’un raffinement extrême : la soie de nos vêtements, nos chaussures à talon bobine, nos perruques en yack et vrais cheveux, tout contribuait à faire de nous des gens de cour presqu’authentiques. Pendant vingt ans, je fis avec les Arts Florissants et avec bonheur la première partie de ma carrière.
Engagé à la production par les Arts Florissants et d’autres ensembles, je fis de très nombreuses tournées. Cependant, artiste intermittent, la perspective d’une possible réforme du régime m’engagea à rechercher des conditions de travail plus stables. Lorsqu’un recrutement fut organisé à l’Opéra de Lyon en 2001, je décidai de tenter ma chance. En quelques mois, je remis ma technique en question et, avec l’aide de mon professeur Guy Flechter, je préparai ce concours avec acharnement. Passer d’un répertoire presqu’exclusivement baroque à celui, plus vaste, d’une grande maison nationale n’était pas aisé mais, le jour venu, je remportai le concours. Je dus expliquer cette désertion à William Christie qui, selon son expression, me considérait comme l’un des « pères fondateurs » de son chœur.
Bien que vivant depuis vingt ans à Paris, je venais régulièrement à Lyon et notamment à l’opéra, je trouvais le chœur brillant et très à l’aise en scène. Je fus engagé en qualité de seconde basse (la partie la plus grave). En fonction des ouvrages, je me vis confier rapidement des petits rôles solistes. Cette politique de la maison est évidemment très motivante pour quiconque aime un peu sortir de l’ombre. Je fus ainsi, entre autres, deux fois médecin, celui de Pelléas et Mélisande de Debussy puis plus récemment celui du Dialogue des Carmélites de Poulenc. Ces rôles donnés aux artistes du chœur sont l’occasion d’une expression et d’un engagement scénique et vocal plus personnel et plus fort. Ils sont également l’occasion de ressentir, non sans plaisir, le trac ; plus l’intervention est courte, plus elle est difficile. Elle est très vite passée, on peut s’y faire remarquer mais on vous remarquera plus encore si vous vous trompez ! Cependant rien ne peut égaler la sensation intense et grisante ressentie dans un grand ensemble lorsqu’on est une voix au sein d’un grand orchestre vocal comme dans Parsifal de Wagner ou le Messie de Haendel.
Quelques années après mon arrivée, un nouveau directeur fut nommé : Serge Dorny. Celui-ci devait dynamiser cette belle maison en assurant une programmation originale et audacieuse avec des œuvres parfois inconnues ou des créations, servies par des metteurs en scène venant aussi bien du monde du cinéma, du théâtre que des arts visuels. L’Opéra de Lyon est une maison qui bouge ! Dans ce contexte, la commande à Thierry Escaich d’un opéra, le premier de sa carrière, n’était pas pour nous étonner : ce fut Claude, d’après Claude Gueux de Victor Hugo, sur un livret de Robert Badinter, mis en scène par Olivier Py.
Pour Claude, le chœur est divisé en deux : un chœur masculin, représentant un groupe de prisonniers, se trouve sur scène, au contact des solistes. L’autre, mixte, se trouve en coulisse, et souligne le drame par des citations du texte de Victor Hugo ; c’est à ce dernier que j’appartenais. La difficulté de chanter en coulisse tient au fait qu’il faut rester strictement a tempo avec un orchestre qui se trouve à vingt mètres, dans la fosse. Les techniques audiovisuelles permettent au chef qui dirige en coulisse de voir et d’entendre ce qui se passe en fosse, mais il doit anticiper son geste pour que le son parvienne à l’avant au bon moment et avec la puissance souhaitée. Nous ne devions donc plus nous fier à nos oreilles, mais avoir une confiance absolue en ce deuxième chef battant la mesure avec une petite anticipation. Nous étions donc assis, partition sur le pupitre et diapason en main, pour assurer une justesse rigoureuse à chacune de nos interventions.
Le répertoire contemporain est souvent un peu inquiétant pour le public ; il l’est quelquefois pour nous aussi, chaque compositeur ayant un langage très personnel qu’il n’est pas toujours aisé de comprendre. Cependant, je connaissais Thierry Escaich depuis quelque temps et appréciais déjà sa musique, je n’eus donc pas trop de peine à me l’approprier. Le décor de Pierre-André Weitz représentait, successivement et par rotation, la salle de travail, les cellules, la toiture ou le bureau du directeur de la prison. Il se présentait comme un bloc imposant et mobile, manipulé à vue par les machinistes de l’opéra costumés eux aussi en bagnards. Dans beaucoup d’œuvres, le chœur chante de façon ponctuelle et semble déconnecté du spectacle entre ses interventions ; dans le cas de Claude, notre présence permanente en fond de scène nous mettait, bien qu’un peu éloignés, en position de spectateurs ou de commentateurs intervenant avec une intensité dramatique croissante jusqu’au procès et à l’épilogue.
Il est difficile de résumer une carrière en quelques lignes, les opéras, les concerts se succèdent, tous ne laissent pas la même empreinte, les voyages, les souvenirs et les anecdotes sont nombreux. Ces deux productions sont le témoignage d’un parcours qui, grâce à une rencontre exceptionnelle et une voix naturelle, m’a conduit d’un laboratoire dentaire à deux des plus belles formations de notre pays. Le temps a passé depuis ma première audition, l’avenir dans notre métier permet d’envisager de travailler après la date officielle de la fin de carrière. D’ici quelques années je retournerai avec plaisir vers la musique baroque qui me manque, et il sera aussi temps de transmettre par l’enseignement l'essentiel de mon expérience.