Par Gilles Cantagrel, musicologue, écrivain, correspondant de la section de Composition musicale.
Un heureux concours de circonstances m’a fait entrer, enfant, dans une manécanterie paroissiale de qualité. Sachant lire la musique, je m’y suis aussitôt familiarisé avec l’immense répertoire de la musique vocale pour quatre voix mixtes. Premier concert du petit soprano au Palais de Chaillot, pour assurer la neuvième partie vocale dans la Passion selon saint Matthieu de Bach. Une expérience pour la vie. Au fil des années, la voix évoluant, j’ai chanté en alto, en ténor et en basse, parfois déchiffrant à vue pour venir au secours d’une partie défaillante ou rattraper une intonation erronée. Chansons de la Renaissance et musique religieuse, de Guillaume de Machaut à Stravinsky et Messiaen. Jeune homme, j’ai aussi assuré des répétitions et la direction de certains programmes en concert.
Quelques événements forts ont marqué ces dix années de chœur. Le chant de chorals des Passions de Bach durant les offices de ténèbres de la semaine sainte. La Marseillaise au-dessus de l’épave du Bretagne dans la rade de Mers el-Kébir. Ou la messe pontificale de Pâques à Rome, où six mille jeunes chanteurs venus des cinq continents étaient rassemblés dans le chœur de la basilique Saint-Pierre. Résultat esthétique assurément catastrophique, mais expérience humaine inoubliable.
Les pays de grande tradition musicale, ceux aux auditoires les plus divers et les plus fervents et d’où sortent le plus grand nombre de musiciens professionnels de haute qualité, sont toujours ceux où les chœurs d’amateurs sont les plus nombreux, Allemagne, Hollande, Suisse, Grande-Bretagne, Pays Baltes, Suède, États-Unis d’Amérique. Ceux où la musique fait partie de la vie quotidienne, à l’école, à l’église, à l’université, mais aussi à la maison, terreau de leur culture.
Arrivant à Berlin prendre son ambassade, Châteaubriand peut noter : « Une réunion publique musicale avait lieu deux ou trois fois la semaine. Le soir, en revenant de leur ouvrage, de petites ouvrières, le panier au bras, des garçons ouvriers portant les instruments de leurs métiers, se pressaient pêle-mêle dans une salle ; on leur donnait en entrant un feuillet noté, et ils se joignaient au chœur général avec une précision étonnante. C’était quelque chose de surprenant que ces deux ou trois cents voix confondues. Le morceau fini, chacun reprenait le chemin de sa demeure. Nous sommes bien loin de ce sentiment de l’harmonie, moyen puissant de civilisation ; il a introduit dans la chaumière des paysans de l’Allemagne une éducation qui manque à nos hommes rustiques : partout où il y a un piano, il n’y a plus de grossièreté ». Cela se passe en 1821.
Vertus du chant collectif, « moyen puissant de civilisation ». « Il n’y a plus de grossièreté ». Tel est exactement le but qu’avait fixé Martin Luther au début du XVIe siècle. Parmi tous les pouvoirs que le Réformateur reconnaissait à la musique figurait celui d’exorcisme. Dans son langage imagé, il disait de la musique que « Satan la déteste fort, car elle nous aide à chasser bien des tentations et des mauvaises pensées. Le diable ne peut supporter de l’entendre ». Et ailleurs, « La musique est le meilleur soulagement pour l’homme affligé. Elle contente et rafraîchit le cœur. Elle chasse l’esprit de tristesse ». Tombent les colères, s’évanouissent haine et orgueil. La musique est dispensatrice de paix intérieure. Et d’ajouter que là où bons compagnons chantent ensemble, mêmes paroles et même et belle musique, le mal ne peut pas être. Nous dirions, en langage contemporain, qu’elle est un facteur essentiel de cohésion sociale. À chanter ensemble, c'est-à-dire à l’écoute les uns des autres, d’une commune respiration, les petits tracas disparaissent, les vicissitudes du quotidien s’évanouissent.
En fondant la liturgie nouvelle sur la pratique quotidienne de la musique chorale, à la maison, à l’école, à l’église et jusque dans la rue, et en insistant sur la qualité des mélodies et des poésies, Luther a fait de l’Allemagne et des nations ayant adhéré à la Réforme, des peuples mélomanes. Davantage, même, puisque la musique s’est inscrite dans leur inconscient collectif et le demeure aujourd’hui. Et quand le même Luther intime qu’ « il faut que les rois, princes et potentats sauvegardent la musique », son propos n’a rien perdu de son actualité un demi-millénaire plus tard.
Que le fait de chanter ensemble constitue un lien fort entre les êtres, l’expérience le montre, et c’est bien ce que l’adolescent que j’étais alors avait intuitivement compris. Chanter dans le chœur de Saint-Pierre de Rome entre un Japonais et un Mexicain inconnus, ne parlant aucune autre langue commune que celle de la musique, perdu parmi six mille garçons de mon âge… Perdu ? Non, uni aux autres par la musique, précisément. Et d’un lien dépassant de beaucoup le simple respect de la partition. Uni par le sentiment d’appartenir à une même communauté humaine, pour ne pas dire spirituelle. « Seid umschlungen, Millionen ! », chantent Schiller et Beethoven dans l’Ode à la joie (Enlacez-vous, millions d’êtres !).
De nos jours en France, autour de nous, des adultes comme des jeunes pratiquent le chant choral, à l’image des « petites ouvrières » et des « garçons ouvriers » qu’observait Chateaubriand il y a deux siècles à Berlin. Ils y trouvent un épanouissement – certains, même, une famille de substitution. Il y faut pour les guider des musiciens de qualité, et ils existent, aujourd’hui de plus en plus nombreux et beaucoup plus que naguère. Il leur faut aussi savoir adapter le répertoire choisi aux réelles possibilités de l’ensemble vocal. On ne fait pas chanter le Requiem de Verdi à une chorale d’amateurs, mais celle-ci trouvera le plus grand bonheur à travailler des œuvres qui lui conviennent.
Si le chant choral, de même que la musique de chambre ou en orchestre, sont répandus comme ils le sont dans les universités des États-Unis et d’ailleurs, ils ne le sont encore que très insuffisamment chez nous, mais leur nombre s’accroît. Il ne faut pas désespérer. Car il faut chanter ensemble !