Entretien avec Gérard Garouste, membre de la section de Peinture.
Propos recueillis par Hortense Lyon
Hortense Lyon : Trouvez-vous un plaisir particulier à peindre des animaux ?
Gérard Garouste : Un grand plaisir, les animaux m’intéressent infiniment. Autant j’aime déformer, désarticuler, parfois ridiculiser le corps humain, et singulièrement le mien, autant je respecte l’anatomie des animaux. J’honore en cela leurs étonnantes qualités, leur diversité formelle ainsi qu’une étrangeté qui me fascine.
H.L. : Les animaux que vous peignez sont souvent adossés à des textes, des mythes ou des fables.
G.G. : J’ai en effet puisé dans le bestiaire de la mythologie grecque mais aussi dans les fables d’Esope et de la Fontaine où l’animal est utilisé comme métaphore du caractère humain. Dans notre imaginaire, le lion ne représente pas la même chose que le renard ou l’âne. La force, la ruse et la paresse, tous ces traits de caractère ont leurs traductions animalières, grâce à ces contes dont notre mémoire collective est forgée. Je me suis servi de cet anthropomorphisme tout en essayant de le détourner.
Je me sers aussi de mon histoire... Qu’ils soient réels ou chimériques, je ressens un vrai plaisir à m’emparer de ce type de représentation qui me permet de passer d’un registre à l’autre et d’un mythe à un autre. Sur la toile les histoires s’intriquent entre elles. Depuis quelques années mes œuvres tournent d’avantage autour des mythes bibliques et de contes issus du Talmud, de légendes dont l’origine se perd dans la nuit des temps.
H.L. : A contrario, si l’on devait faire l’historique de votre bestiaire et chercher l’animal originel, on trouverait le chien. Cet animal tient une place importante dans votre œuvre et sa présence est récurente ; que représente t-il pour vous ?
G.G. : La première fonction mythique du chien est celle de psychopompe, compagnon le jour et guide dans la nuit des morts. Le chien avance guidé par son flair. C’est un habitué de l’errance. Il représente l’intuition qui cherche sa voie dans la forêt, qui s’apparente pour moi au voyage initiatique de la Divine Comédie de Dante, dont je me suis inspiré à la fin des années 80. J’aime beaucoup cette métaphore d’une traversée de l’obscurité. L’idée est de ne pas se satisfaire de ce qu’on connaît déjà. Le voyageur est confronté à l’incertitude. S’il l’accepte, il accepte de se remettre en question et d’aller au delà de soi-même. Je me suis nourri de la mythologie greco latine : d’Orion au début des années 80 jusqu’à Actéon, le chien m’accompagne. Dans une récente exposition au musée de la Chasse et de la nature consacrée au mythe de Diane et Actéon, le chien a une toute autre fonction. J’ai laissé libre cours à mon imagination. Mon interprétation de la vengeance des chiens s’éloigne de la version classique.
H.L. : Cet animal guidé par son flair, où vous a-t-il emmené ?
G.G. : Dante, Rabelais, Cervantes, Goethe m’ont accompagné mais depuis quelques années ma démarche se resserre autour des mythes bibliques dont j’admire la dimension philosophique et poétique. Je suis plongé dans l’étude de la Torah, qui est indissociable du Talmud et je me fie à la philosophie de ses maîtres. Le mot de Dieu y est un prétexte à la discussion et au dialogue. Le but est de s’arranger entre les hommes. C’est un appel à la tolérance et à l’introspection. Pour le peintre que je suis, c’est une réserve inépuisable d’images et de réflexions dont le point de départ est souvent une situation irrationnelle voire absurde, ce qui me plaît beaucoup.
H.L. : L’une des occurrences du chien est celle de votre chien Basile dans un tableau étrange : Le centaure et le nid d’oiseaux.
G.G. : Je me suis amusé à représenter un chien bien réel, le mien, dans une situation saugrenue et à l’associer à d’autres histoires. J’ai multiplié les emprunts : le centaure à la mythologie grecque, le vase à la bande dessinée d’Hergé Le Lotus bleu, le nid d’oiseau à la pensée talmudique. Comme la traversée de la forêt, le thème du nid d’oiseau, est lié au voyage et au cheminement de la pensée. Il est tiré du traité Houlin (folio 139b) qui propose un commentaire du verset suivant : « Si par hasard en chemin tu rencontres un nid d’oiseau, tu chasses la mère, tu prends les enfants, la vie sera meilleure pour toi et tes jours seront prolongés. » Ce verset énigmatique (Deutéronome 22, verset 6) a donné lieu à des commentaires très complexes selon que le nid se trouve au bord d’une route, sur un arbre, sur la mer, en l’air, sur ou dans la tête... En discutant de la place du nid et du renvoi de la mère, les commentateurs soulevaient des questions fondamentales. Les commentaires qu’a fait de ce verset mon ami Marc-Alain Ouaknin m’a inspiré le tableau Le rabbin et le nid d’oiseaux où il est représenté coiffé d’un nid d’oiseaux de paradis dans une gestuelle propre aux talmudistes. Une partie du Talmud consiste en contes et légendes qui se présentent la plupart du temps sous des formes incompréhensibles, des propositions à la fois absconces et poétiques qui me donnent envie de créer des images. Pour moi ce qui compte c’est ce qu’on fait de ces histoires et la manière dont on peut enrichir le socle des interprétations déjà existantes. Dans les tableaux, des liens s’entrecroisent entre les mythes chrétiens, le Talmud et la Grèce antique en un réseau de renvois et de correspondances, comme dans la fable du Lion et la Cigogne commune au Talmud, à Esope et à La Fontaine.
H.L. : D’autres animaux vous accompagnent comme l’âne, une autre figure récurente de votre bestiaire.
G.G. : Je donne une place importante à cet animal dont la sagesse légendaire dément la stupidité qu’on a pu lui prêter. Je me suis successivement inspiré de la série des Proverbes de Goya, de Jean de la Fontaine et de son porteur de reliques dans Les libraires aveugles... Dans Balaam, j’aborde le thème biblique de l’animal sensible à la spiritualité. Dans le livre des Nombres au chapitre XXII, l’âne de Balaam est seul capable d’entendre la parole divine. Pour cette raison, l’attribut des maîtres du Talmud est l’ânesse blanche, signe de sagesse mystique. À l’époque du pillage du second temple de Jérusalem, la rumeur a couru que les juifs y adoraient un dieu en forme d’âne d’or. En réalité le centre du temple était vide et ce vide était tout simplement impensable pour les idolâtres. Avec ses grandes oreilles, l’âne est celui qui écoute et sait se passer de la vue des idoles. Dans la Bible, l’ouïe désigne un rapport non idolâtre au monde et indique le chemin de la liberté. Quand Moïse descend de la montagne avec les Tables, il est dit des hébreux : « Et ils virent les voix ». Ce rapport entre l’ouïe et la vue m’intéresse beaucoup. En suivant ses occurrences dans mes peintures, l’âne s’enrichit de sens au fur et à mesure de ma carrière. Ils sont plus d’un millier dans Le pont de Varsovie et les ânesses...
SG.G. : Plus que de lecture au sens traditionnel, il s’agit de décryptage et d’interprétation de légendes si anciennes qu’elles agrègent, parfois sous différentes versions, de multiples contributions et des mythes venus d’autres cultures. Ce que m’a appris l’hébreu, c’est une autre manière de lire. La racine d’un mot hebraïque est formé en général de trois lettres. La lecture nécessite une analyse qui consiste à associer ou permuter ces lettres pour faire apparaître d’autres sens et d’autres combinaisons possibles. Par exemple l’âne se dit HAMOR en hébreu, qui signifie aussi matière. En permutant ces lettres, l’âne renvoie au mot HEREM qui signifie anathème. Le texte s’ouvre ainsi à d’autres significations et à de nouvelles interprétations. Il n’y a pas nécessairement de dictionnaire en hébreu, chaque mot existe en fonction d’occurrences antérieures. Le texte se nourrit de lui même – un mot pouvant être inséré entre chaque lettre, une histoire entre chaque mot –, il enfle de l’intérieur. Dans l’esprit talmudique, on ajoute le commentaire au commentaire et on cite ses maîtres. Le sens n’est jamais univoque mais se révèle à travers des recoupements infinis d’occurrences et d’associations. Toutes proportions gardées, je peins dans le même esprit. A partir d’une fable, je me nourris de correspondances entre les mots, les symboles, les couleurs et de tout ce qui peut enrichir l’interprétation. Pour en revenir au bestiaire, je n’utilise plus les animaux pour ce qu’ils représentent ou symbolisent, je m’en sers comme de lettres d’un alphabet. Cela m’amène à oublier la représentation au profit d’un jeu de codes et de signes qui renvoient à un langage. Ces signes prennent l’apparence du lion, du coq, du grand duc, de l’escargot, de la girafe, de la pie, du corbeau, des oies, du serpent, de la grenouille... Un jour une grenouille plus grosse qu’un village se fait manger par un serpent qui lui-même se fait manger par un corbeau. Un maître témoin de la scène dit : si je ne l’avais vu de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru. Je me suis inspiré de cette haggada du maître du Talmud Raba Bar Bar Hana pour peindre La Grenouillerie. L’intérêt de l’histoire est moins dans le récit que dans chaque lettre et chaque mot qui la composent. Dans mes tableaux, je fais souvent converger des bouts d’histoires issues de traditions différentes. Leur aspect parfois délirant naît de ma délectation à lire et à mettre en lien ces différents textes pour faire naître une interrogation. La construction de ces images ne relève pas d’un assemblage surréaliste mais d’un jeu sémantique bâti sur des règles rigoureuses.
H.L. : Comment, dans un tel labyrinthe, le spectateur peut-il s’y retrouver ?
G.G. : Ma peinture, si elle atteint son but, questionnera les interprètes que sont les spectateurs dont les commentaires feront écho à mes propres interrogations. Les mythes dont sont tissés mes peintures ne cessent jamais d’être décryptés. Les questions et les interprétations successives enrichissent une pensée sans cesse en mouvement. Héraclite a employé la métaphore du fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois. Rabelais a comparé les mots à des silex que l’on frotte les uns contre les autres pour faire jaillir des étincelles de sens. Mais on aurait tort d’être trop sérieux. Dans ces jeux de langage et d’interprétation, il ne faut pas oublier la dimension poétique et la part d’humour. J’étudie actuellement une nouvelle de Kafka avec Marc-Alain Ouaknin, il y est question d’une martre qui se balade sur le mur d’une synagogue... ■