Par Lydia Harambourg, correspondante de la section de Peinture
Le rideau s’ouvre sur la scène...
Dès les origines du théâtre, le décor est consubstantiel à son histoire. Au cours des siècles des étapes vont marquer l’évolution du goût de la décoration théâtrale, de l’opéra et du ballet. Si les premiers décors sont eux-mêmes l’architecture du théâtre antique donné comme cadre de scène, la décoration mobile est apparue avec les Romains, et il faut attendre 1580 pour voir la transposition sur scène de la perspective oblique introduite par l’architecte Palladio. Avec la création de l’Académie Royale de danse en 1661 par le roi Louis XIV, le ballet conquiert ses lettres de noblesse et conséquemment réserve la part belle à la machinerie pour des simulations féériques : Le Triomphe de l’Amour de Lully (1681). La grande innovation des praticables en 1830 se double de la recherche d’un effet scénique et illusionniste avec l’arrivée de l’éclairage au gaz, puis électrique. À la même époque la machinerie se développe en permettant des effets surnaturels comme pour la Sylphide dans des décors de Cicéri.
Les peintres sont les premiers décorateurs dispensateurs de trompe-l’œil en trois dimensions, surnommés Les Maîtres des secrets selon le titre d’un ouvrage du début du XIX e siècle conservé à la Bibliothèque de l’Opéra. On peut y lire : « Jurez de représenter là-dessus les magnificences des palais, l’immensité des cathédrales, les forêts, les mers et les plaines, en un mot, l’infini des horizons et les profondeurs du ciel ». Ces injonctions vont perdurer pendant plus d’un siècle.
L’art moderne va infléchir le décor vers une inventivité qui renouvelle le décor dans la représentation et cela parallèlement aux innovations chorégraphiques.
Le grand changement s’opère avec les Ballets russes de Serge de Diaghilev dès 1909 à Paris. Une programmation brillante, parfois scandaleuse avec Le Sacre du printemps de Stravinsky (1913) avec des décors et des costumes dans le goût primitif de Nicolas Roerich. Mais le grand décorateur attaché à la troupe est Léon Bakst, qui mêle folklore et tradition : L’Oiseau de feu (1910), Daphnis et Chloé, L’Après-midi d’un faune (1912). Tout comme ses confrères russes Serge Soudeïkine, Mstislav Doboujinsky et Alexandre Benois, dernier héritier d’une tradition narrative.
Le grand tournant est apporté par des peintres contemporains, pionniers des révolutions esthétiques : Sonia et Robert Delaunay (Cléopâtre, 1918), Matisse (Le Chant du Rossignol de Stravinsky, 1920), Michel Larionov (Renard de Stravinsky, 1922). La musique de ballet de Stravinsky inspire Natalia Gontcharova (Noces, 1923) tandis qu’André Derain revenu au classicisme donne les décors et les costumes pour La Boutique fantasque, musique de Rossini. C’est Picasso qui, dès 1916 avec la création de Parade sur un livret de Jean Cocteau et une musique d’Érik Satie, introduit la modernité dans les Ballets russes. Entre classicisme et fantaisie, l’imaginaire introduit une dimension poétique, humoristique, pour une vision déstructurée selon les principes du cubisme. Suivent Le Tricorne de Manuel de Falla (1919), Pulcinella de Stravinsky (1920). Son complice en matière d’invention du cubisme, Braque, est sollicité dans les années vingt pour Les Fâcheux sur une musique de Georges Auric. Avec Marie Laurencin (Les Biches de Poulenc, 1924), André Bauchant, Georges Rouault et jusqu’à Coco Chanel en collaboration avec Henri Laurens pour Le Train bleu de Darius Milhaud, une esthétique nouvelle invite à l’évasion à partir de décors peints.
Ce principe d’un décor illusionniste en relation avec la peinture naturaliste se prolonge encore pendant des décennies, notamment avec les ballets romantiques remontés par Pierre Lacotte, mais aussi avec des créations qui progressivement s’allègeront d’un réalisme narratif qui perdure dans les années d’après guerre. Avec les très talentueux peintres Lurçat, Brayer, Carzou, Chapelain-Midy, Leonor Fini et de nombreux peintres décorateurs comme Pierre Clayette, Jean-Denis Malclès, Jacques Dupont..., tous prestigieux traducteurs d’univers surnaturels et féériques, leur vision est d’ordre « visionnaire ».
Et aujourd’hui ? Ceux qui restent des bâtisseurs de rêve, complices d’une création artistique, ont recourt à d’autres moyens, à des techniques nouvelles où les jeux de lumière, les interventions visuelles et aussi sonores (elles peuvent remplacer une partition) dialoguent avec les chorégraphies contemporaines. En phase avec le retour de l’œuvre d’art total, perspective, architecture, mouvement, geste, espace, lumière, son, tissent un lien entre la danse et les arts plastiques.
Quelques exemples
En 1968, Merce Cunningham écrit la chorégraphie de Rain Forest sur une musique électronique minimale de David Tudor, un disciple de John Cage. Le décor mouvant d’Andy Warhol, des silvers pillows, est constitutif du corps de ballet. Le décor se déplace selon le processus de sérialité pour une hybridation entre l’art et la vie caractéristique de la création des années soixante. Le ballet est donné au Théâtre Joyce à New York.
Faire danser la peinture était le rêve de Matisse lorsqu’il peint La Danse en 1909-1910. Nul doute qu’il aurait aimé le ballet contemporain et plus précisément Signes de Carolyn Carlson et Olivier Debré, sur une partition de René Aubry.
Créé en 1997 à l’Opéra Bastille, Carlson prend prétexte de l’écriture gestuelle du peintre Olivier Debré, dont le signe en peinture est ici transposé dans sa chorégraphie. Les mouvements sont à l’unisson du lyrisme pictural tandis que les couleurs prennent vie du corps des danseurs. Une mise en miroir de la définition de Merce Cunningham : « La danse ne vous donne rien en retour, ni manuscrit à vendre, ni peinture à mettre sur les murs, ni poème à imprimer, rien que cette sensation unique de se sentir vivant ». Le décor devient virtuel avec le ballet Bridget’s Bardo de James Turrell (2008), où les bains de lumière sculptent la lumière et les corps pour des espaces cosmiques. Quant à Daniel Buren, il imagine une esquisse graphique pour accompagner le ballet de Maurice Ravel, Daphnis et Cholé, chorégraphié par Benjamin Millepied (Opéra Bastille, 2013). Les jeux de lumière sont un acteur à part entière avec Tree of Code, ballet du chorégraphe Wayne Mc Gregor avec une musique électro-pop de Jamie XX du groupe XX. La chorégraphie est transformée en un kaléidoscope éblouissant et vertigineux par le plasticien danois Olafur Eliasson.
Dès 1987, le peintre américain Paul Jenkins parvenait à un déferlement de couleurs et de formes dans un ballet pantomime Le Prisme du Chaman pour accompagner les Métaboles de Maurice Dutilleux (1965). À la suite du sculpteur Calder qui avait imaginé un mouvement infini en écho à ses mobiles et à l’art cinétique pour le ballet de Joseph Lazzini sur la musique du compositeur français (donné en 1969 au Théâtre français de la danse, actuel théâtre de l’Odéon à Paris), Jenkins invente « l’idée synesthésique d’un ballet de couleurs ». Pour ce ballet dont il règle la chorégraphie, l’argument, la mise en espace de la performance, le décor devient virtuel en écho à une mutation par la couleur.
De même la vidéo supplante tout recours à un décor, et sous-tend un argument de plus eu plus ténu au profit de la seule chorégraphie, du mouvement dans un espace rendu tangible et palpable à l’unisson de l’écriture chorégraphique éphémère. ■