Par François-Bernard Michel, de la section des Membres libres
L’histoire de « l’art brut » est liée à l’histoire de la médecine. Mais quelle médecine ! Qui enfermait ceux qu’elle qualifiait de « fous » et écrivait sur la « folie », avec une désinvolture coupable de ses ignorances.
Folie fut un mot-valise, à tout faire, un diagnostic de facilité, sans critères objectifs. Étaient déclarés « fous », ceux dont l’état mental ne correspondait pas aux normes d’un « normal » tout aussi arbitrairement indéfini. Aux temps de l’asile, des chaînes et de la camisole, ces « fous » étaient volontiers abandonnés aux médecins qui voulaient bien s’en occuper. Les précisions relatives à la folie viendront lentement, il faudra attendre 1911 pour que Eugen Bleuler individualise la schizophrénie.
Quelques médecins de « fous », constatèrent cependant que certaines créations de leurs patients avaient des caractères de talents artistiques. Dès 1894 un psychiatre Turinois, Cesare Lombroso publia Genio e Follia. Voilà franchi le pas qu’il ne fallait pas franchir. Voilà associés les concepts de génie et de folie, aussi flous l’un que l’autre. Voilà l’origine d’une confusion durable, le binôme sous-entend que la création géniale n’irait pas sans quelque grain de folie, et inversement que la folie prédisposerait au génie. Dans les années suivantes des spécialistes de maladies mentales s’attachent à étudier les « fous » et leur œuvres.
On dessine, on peint, on photographie les « fous », et surtout les « folles ». À l’hôpital parisien de la Salpêtrière, la star de la neurologie le Pr Jean-Martin Charcot, le mardi matin, fait son S d’hystériques répertoriées, qui connaissant leur rôle, se pâment à la demande du maître.
Heureusement d’autres neurologues parisiens, Jules Dejerine et Paul Sollier défrichent le champ des « psychonévroses », mais c’est le Dr Sigmund Freud, ex-stagiaire de Charcot, qui découvre le premier, en 1895, l’importance fondamentale de l’inconscient. Sans attribuer à Freud un rôle dans « l’art brut », qu’est-ce que « l’art des fous », sinon la libre expression d’images mentales échappées à une censure de codes culturels et esthétiques d’un « surmoi » inexistant ou défaillant ?
En 1901, le Dr Paul Meunier, médecin de l’asile de Villejuif, publie dans La Revue Universelle, un premier article : « L’art malade : dessins de fous », avant de faire paraître, en 1907, au Mercure de France, sous le pseudonyme de Marcel Réja (pour occulter sa spécialité ou par prudence ?), L’Art chez les Fous.
Malgré ses balbutiements, le livre a le mérite d’être pionnier, de rapporter des observations cliniques complétées de dessins, et d’affirmer que les « fous dévoilent la nudité des mécanismes de la création ».
En 1921 à Berne, le Dr W. Morgenthaler rapporte et commente l’œuvre picturale de l’un de ses malades, Adolf Wölfli, devenue classique dans l’histoire de l’art brut (à gauche), et réalise une première exposition « Les dessins de fous ».
Toujours à Berne, la même année, le Dr H. Prinzhorn publie un ouvrage majeur Expressions de la folie, qui mentionne précisément le concept de création artistique chez ses patients.
En 1917 déjà, le Dr André Breton, externe des hôpitaux de Paris, avait opté pour une carrière de médecin asilaire avant de publier en 1924, dans une préface, le premier Manifeste du Surréalisme (réédité en 1929 et texte définitif en 1930), qui associe les idées de Jean Dubuffet, Philippe Soupault, Max Ernst, avec cette définition : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
L’année suivante, Antonin Artaud dénonça dans un article de La Révolution surréaliste (1925), bien avant ses démêlés avec le Dr Ferdière à l’asile de Rodez (1942), les psychiatres qui s’arrogent « le droit de mesurer l’esprit ». Son appel, leur déniant le privilège d’accaparer l’art des fous, ne sera jamais totalement respecté. En 1950 encore, le Pr R.Volmat publie, après le premier Congrès mondial de psychiatrie à la Salpètrière, L’Art Psycho-pathologique. Intitulé détestable, laissant croire qu’il existerait un art commun à toutes les maladies mentales (psychoses, névroses, etc.). Le Dr Henri Ey, dans sa sagesse, s’était limité à une conférence sur La médecine mentale devant le Surréalisme.
En 1945, Jean Dubuffet apporte une clarification décisive. Après un travail approfondi fondé sur des visites d’hôpitaux psychatriques, des rencontres avec leurs médecins, des malades et leurs œuvres, des prisons et leurs directeurs, des artistes et des éditeurs, il propose une première définition de l’art brut : « ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode ».
Trois ans plus tard il fonde avec André Breton, Jean Paulhan et d’autres, la Compagnie de l’Art Brut (1948), dont il démissionne un an plus tard, et qui sera d’ailleurs rapidement dissoute.
Aujourd’hui l’art brut, largement sorti du domaine de la « médecine des fous », n’a pas rompu mais a, au contraire, conforté ses liens avec la psychiatrie. Dans et hors des milieux psychiatriques, « L’art-thérapie » connait un succès exponentiel. Avec, ou sans art, l’expression picturale et manuelle des enfants a pris dans l’enseignement scolaire actuel une place essentielle que ne pouvait imaginer Marcel Réja lorsqu’il confrontait, au chapitre deux de son livre, les « dessins d’enfants et de sauvages ».