Par François-Bernard Mâche, membre de la section de Composition musicale
La première image qui m’a traversé l’esprit, pour le présent numéro consacré au paysage, a été le souvenir récent d’une folle entreprise.
Pour un musicien, paysage signifie plein air, donc un milieu d’une acoustique généralement impropre à la musique. Pourtant le Festival de la Meije avait prévu de réaliser à grands frais un rêve ancien de Messiaen : faire jouer par un grand orchestre devant le glacier, à 2 400 mètres, son œuvre Et exspecto resurrectionem. Malheureusement dès la fin de la répétition (voir photo), la météo a dispersé en catastrophe public et musiciens, et un hélicoptère a dû évacuer dans un grand filet piano et percussions, sans que les télévisions mobilisées ne diffusent la moindre « captation ».
Ce rêve d’associer musique et paysage est très ancien. Les caprices atmosphériques et la médiocrité d’une acoustique qui dessèche et éparpille la plupart du temps les sons ne suffisent pas toujours à dissuader les organisateurs de le réaliser. Sa représentation picturale n’est donc pas forcément une pure utopie, mais il faut la naïveté du profane que je suis pour penser spontanément que le peintre qui place un concert dans la nature est un prédécesseur des photographes reporters.
Il est vrai que devant certaines toiles on pourrait croire qu’elles immortalisent des pratiques réelles. Un tableau anonyme du temps de François Ier représente des courtisanes élégantes chantant avec un luth sur un fond de paysage parisien où l’on distingue Notre-Dame. Aucun prétexte mythologique ne justifie la scène qui semble plutôt idéaliser l’image d’un moment de plaisir purement mondain.
Le doute est permis avec tous ces tableaux hollandais qui, non contents de représenter les nourritures terrestres qui flattent l’orgueil et les sens des riches collectionneurs, leur rappellent les fêtes les plus plaisantes qu’ils ont pu connaître. Le cadre d’un parc leur donne, à défaut d’une acoustique favorable, le charme vécu d’un divertissement aristocratique.
Dans son tableau de 1548, le peintre de cour bavarois Mielich me paraît célébrer avec une certaine ambiguïté la pratique musicale dans le cadre d’un paysage où la nature est à la fois largement ouverte jusqu’à l’horizon, mais aussi domestiquée dans un grand jardin à l’occasion d’un banquet officiel présidé par le duc Albert V. On y voit deux orchestres de neuf musiciens chacun, qui réunissent à peu près tous les instruments d’une cour princière : clavicorde, saqueboutes, luths etc.. Un détail surprenant, bien qu’il soit typique du peintre et de son temps, est la présence incongrue, en trompe-l’œil à l’échelle 1, d’un hanneton tout près du haut du cadre. Cette apparente fantaisie d’un goût douteux, voire insultant, est inspirée d’une célèbre anecdote antique, mais elle sert peut-être surtout à ramener les pompes princières à leur vraie signification, en les réinsérant dans la tradition des vanités.
Les fêtes galantes de Watteau incarnent une autre intention : il accorde tout leur charme à ces visions d’une présence musicale dans la nature. Il travaille sous la Régence, où les artistes préfèrent désormais se souvenir de Louis XIV comme d’un bon guitariste plutôt que du fanatique révocateur de l’Édit de Nantes. Mais Verlaine a bien vu que leur gaîté recouvre une mélancolie devant la fuite du temps.
Si le concert champêtre est bien un thème poétique plutôt qu’un témoignage social, nous abordons sa fonction symbolique dont il faut décrypter quelques aspects. Le berger jouant du pipeau est un thème illustré par d’innombrables tableaux. Il suggère que la musique populaire est un innocent passe-temps pour une occupation bien solitaire. Le berger communie avec la nature dont il ressent avec une particulière intensité les beautés, et il tente de les exprimer avec une naïveté touchante. Un pas de plus vers le kitsch, et le bovarysme viendrait éclairer de sa fausse lumière une fausse sociologie. Aux mêmes époques, du XVIe au XIXe siècle en gros, les chansonnettes font de la bergère une proie de choix pour des jeux qu’on ne juge pas alors vraiment innocents. Les bergeries paysagères participent-elles du même érotisme plus ou moins hypocrite ? Cependant ce n’est pas une bergère, mais un berger qui apporte une présence musicale dans le silence de la nature. Et il ne projette pas de séduire une bergère grâce à son talent. Il est la version naturellement appauvrie d’une personnalité surnaturelle, Apollon ou Orphée.
Ce sont eux qui me paraissent détenir la clef de la musique dans le paysage. Apollon joue le plus souvent de la lyre ou de la cithare pour indiquer son identité grecque, mais chez le Lorrain, Apollon berger négligent tourne le dos, absorbé dans la musique qu’il joue sur une viole, tandis qu’Hermès (l’inventeur de la lyre) est en train de lui voler ses bœufs. Chez Cornelis van Poelenburg aussi Orphée endort Cerbère avec un violon. Dans une toile de Poussin, une des Muses joue même de la contrebasse. On voit bien que le prétexte antique n’est pas l’essentiel, et que l’anachronisme a ses raisons. Chez Le Sueur, Clio joue de la trompette, et Euterpe de la flûte, dans un Parnasse réduit à un fond de décor.
Le cas qui m’est apparu le plus révélateur est celui du tableau de Claude le Lorrain intitulé Apollon et les Muses. Un vieillard est assis en gros plan à droite du tableau, tandis que le dieu et ses Muses sont au pied de leur temple, presque cachés à l’ombre d’un bosquet, sur une sorte de scène si éloignée que le vieillard ne peut guère entendre que le proche glouglou de la source qu’il contrôle, plutôt que leur divin concert. De toute manière il ne les regarde même pas, il est accoudé sur la bouche d’une source qui alimente un ruisseau serpentant jusqu’à un fleuve qui semble se perdre à l’horizon dans la mer. Trois cygnes sur le ruisseau, plus visibles que la troupe musicienne, rappellent que, selon l’antique légende, leur talent de chanteur se révèle au moment de leur mort prochaine. Le vrai sujet du tableau n’est donc pas une musique apollinienne enchantant éternellement l’immuable paysage du Parnasse, mais le temps lui-même qui s’impose jusque chez les dieux. Évhémère dans l’Antiquité les avait d’ailleurs déjà mis à la retraite dans l’île Panchaia.
C’est pour signifier le temps souverain que beaucoup, sinon la plupart, des paysages classiques comportent l’image d’un fleuve, doublement incarné ici : dans le paysage et sous la forme d’un vieillard tutélaire. La musique dans le paysage n’est donc pas seulement la poétique émanation de ce qu’on voit, laissant le spectateur écouter ce que Malraux a magnifiquement appelé les voix du silence, elle est le rappel de l’inexorable impermanence destinée un jour à abolir même l’illusion d’éternité que voudrait entretenir une image muette et immobile.
Si Bruegel, dans le Triomphe de la mort du Prado, multipliait l’image des bruits discordants qui vont couvrir dans le vacarme de deux timbales la chanson amoureuse du dernier couple rescapé, c’était déjà, avec une superbe violence, pour nous rappeler que la musique dans le paysage n’est rien de plus qu’un incident fugitif dans le grand silence de l’imagerie. La poésie des concerts champêtres n’est qu’un voile passager. La peinture, art de l’espace, témoigne parfois d’une conscience critique de l’art du temps qu’est la musique.