Rencontre avec Jean-Michel Alberola, peintre, photographe, vidéaste, sculpteur. Entretien avec Nadine Eghels.
Nadine Eghels : Comment pourriez-vous expliquer la place que la lumière prend dans votre travail de peintre, dans ses différentes expressions ?
Jean-Michel Alberola : La lumière est constitutive de mon travail. En fait, dès qu’on parle d’art, on parle de lumière, ou plutôt d’éclairage. En effet, ce que peut l’œuvre d’art, c’est éclairer celui qui la regarde. La lumière contenue dans l’œuvre traverse l’individu.
Je me préoccupe toujours du groupe, pour moi l’individu n’existe pas seul. D’où ma question : comment pourrait-on aujourd’hui éclairer politiquement un groupe, par le biais de l’œuvre d’art ?
Une phrase m’est apparue il y a une vingtaine d’années : « Éclairage en groupe ». Quand j’ai montré cette phrase sur des murs peints en Allemagne, ils l'ont traduite par « dynamo group ». La dynamo, c’est ce qui fournit de l’éclairage à la bicyclette... un terme très approprié.
À partir de là tout mon travail s’est défini dans la recherche de cette lumière qui peut traverser l’œuvre d’art et éclairer le groupe (c’est le même propos pour le cinéma), et beaucoup de mes œuvres ont été faites autour de cette question.
Nous pouvons voir la peinture de Vélasquez comme une peinture non éclairée (sans choix d’éclairage) contrairement à celle de Rembrandt qui, elle, est éclairée délibérément par morceaux... chez Gauguin ou Matisse ce sont les couleurs qui donnent la lumière.
Et toute la peinture peut s’appréhender selon ce critère... la lumière en est la question essentielle.
Au niveau politique, la question que je pose depuis trente ans est : « Que peut un groupe ? ». Et la réponse c’est qu’un groupe ne peut quelque chose que s’il est éclairé soit par le passé soit par des idées nouvelles - en fait des idées du passé qui sont réactivées dans un autre sens, il n’y a pas d’idées nouvelles hormis les totalitarismes.
N. E. : Comment avez-vous travaillé pour les vitraux de la cathédrale de Nevers ?
J-M. A. : Je n’avais jamais fait de vitraux auparavant. Il a fallu que je comprenne que c’était simplement de la couleur qui était traversée. Je ne l’ai pas compris au début. J’ai été obligé de travailler à l’envers de ce que je pratiquais habituellement. Les tableaux c’est une affaire d’opacité, c’est toujours une couleur qui en recouvre une autre, il n’y a aucune traversée... seulement une fois que le tableau est fini, il aura, peut-être, la chance de traverser la conscience d’un individu, mais en général c’est une surface plate et mate.
Pour le travail de vitrail à Nevers, j’ai procédé par des échelles de gris. À partir de là, je les ai construits au niveau des valeurs. Une fois que j’ai compris le système, comment la lumière traversait le lieu en fonction des orientations topologiques, j’ai ajouté les couleurs en tenant compte de la lumière aux différentes heures de la journée. Dans le vitrail, la lumière est matérielle, alors que dans les tableaux, même lumineux et colorés, elle reste immatérielle.
N. E. : Cela vous a-t-il demandé de passer de longues heures dans la cathédrale ?
J-M. A. : Non, j’y suis allé trois ou quatre fois, afin de comprendre comment cela fonctionne, comment cet espace est traversé par la lumière... puisqu'elle a été construite aussi en tenant compte de cela !
N. E. : Et aujourd’hui comment la lumière gouverne-t-elle votre travail ?
J-M. A. : Aujourd’hui, pour moi, la lumière est plus une question politique. Je pense que la population est beaucoup plus éclairée que les hommes politiques ! Ce qui renvoie à la notion « d’éclairage en groupe »...
N. E. : Et votre travail sur les néons ?
J-M. A. : Il s’agit de dessiner avec de la lumière... quand je décide de faire un mot en néon, par exemple le mot « rien », le mot s'accompagne toujours d’une forme ; quelquefois j’ai le mot mais pas la forme et cela peut prendre des années avant que je la trouve. Parfois survient quelque chose qui aide le mot, quelque chose qui se voit et qui s’impose. Chaque chose est très simple mais c’est la configuration générale qui devient complexe et parfois labyrinthique. Par rapport au dessin, le néon apporte quelque chose de très séduisant : qu’on fasse n’importe quel mot en néon, cela marche, même « radiateur » ou « poignée de porte » ! En fait le néon propose quelque chose en trois dimensions, qui a à voir avec la sculpture, qui serait comme un dessin en trois dimensions. Quand on travaille le néon il y a très peu de possibilités de formes et de couleurs : la longueur des tubes ne peut excéder un mètre, et leur épaisseur entre 0,5 et 1,5 mm, les contraintes physiques des tubes imposent des paris. Pour pouvoir être réalisé en néon, il faut que le dessin soit très soutenu, très concis, il y a là une espèce de jeu, de plus cela éclaire ! Il y a sans doute, dans mon travail, une tentative d'éclairer la conscience, donc d'être dans une position « politique ». Il y a un néon, Luxe, qui résume un peu cette situation puisqu'il est, à la fois, une critique de la société de consommation et du spectacle.
N. E. : Ce qui vous vient d’abord à l’esprit, c’est un mot, ou un dessin ? Le sens, ou la forme ?
J-M. A : Oui par exemple quand je suis parti de la phrase de Hölderlin, qui avait été reprise par Heidegger lors d'une conférence sur la pauvreté : « Chez nous, tout se concentre sur le spirituel, nous sommes devenus pauvres pour devenir riches ». J’ai fait réaliser cette phrase en allemand, en huit blocs de néons qui ne sont pas mis côte à côte mais entassés, de sorte qu’on ne peut pas lire la phrase mais que l’on perçoit sa lumière et exprimer par là que la pensée de Hölderlin, qui nous encourage à privilégier la spiritualité, est une pensée lumineuse.
N. E. : Comment évolue votre travail ?
J-M. A. : Il y a un éparpillement, sans hiérarchie, de tous les mots, les formes, les peintures, les films que je dois faire, et dans un seul but, comment puis-je dire à l’autre, aux autres : « Aérer l'âge d'or » qui est « ici et maintenant » ? Et le lui dire au moyen de l’art ?