Eiffel, un portrait hors Tour

Par Jean-François Belhoste, directeur d'études en sciences historiques et philologiques à l'École Pratique des Hautes Études

 

Portrait de Gustave Eiffel vers 1889
Portrait de Gustave Eiffel, par Nadar, vers 1889.

 

Eiffel, constructeur par hasard ? Il y eut un Eiffel avant et après la Tour ! Dans ce court portrait, il s’agira, d’abord, d’évoquer certains aspects de ce qu’il fit avant, et qui explique comment il est parvenu à la construction du prestigieux monument. Et ensuite les efforts qu’il déploya pour rendre pérenne cet édifice démontable, a priori éphémère puisqu’il devait avoir disparu au 1er janvier 1910. Pour l’avant, il faut revenir à sa formation d’ingénieur, celle qu’il reçut entre 1853 et 1855 à l’École Centrale des Arts et Manufactures, alors installé dans le Marais à l’hôtel Salé où se trouve aujourd’hui le Musée Picasso. Après avoir préparé les concours comme pensionnaire au collège Sainte-Barbe, près du Panthéon, il fut reçu en 1853 à Centrale, ayant échoué rappelle-t-on souvent à Polytechnique. Ce fut finalement une chance. Polytechnique, en effet, formait des ingénieurs d’État, et il n’aurait sans doute pas créé son entreprise de Levallois ni réalisé les ouvrages qui l’ont rendu célèbre s’il en avait été diplômé. À Centrale, Eiffel choisit en fait la spécialité Chimie. Les archives de l’École conservent le projet de féculerie qu’il eut à rendre en juillet 1855 pour le concours de sortie, assorti de nombreux dessins. À Centrale, en effet, le dessin tant technique que d’architecture occupait une grande partie de l’emploi du temps, trop d’ailleurs au goût du jeune homme si l’on en croit les lettres de protestation qu’il écrivit alors à sa mère.

 

Eiffel qui s’appuie négligemment sur la pyramide de Kéops - Le Central n°4 a1
Eiffel qui s’appuie négligemment sur la pyramide de Kéops - Le Central n°4 a1. Collection tour Eiffel / A, de Cours-Après

 

Les élèves de Centrale avaient aussi un cours d’architecture, alors un peu daté parce qu’il était professé par un ingénieur des Ponts-et-Chaussées, Louis Charles Mary (1791-1870), ancien ingénieur en chef de la Ville de Paris, qui occupait la chaire depuis 1833. Eiffel apprit néanmoins avec lui les ordres et les propriétés des matériaux de construction, prit aussi connaissance des principaux monuments de Paris, telles les arcades de la rue de Rivoli, la Halle au blé de Bélanger, le Marché des Blancs-Manteaux... Il entendit aussi parler des premiers grands ouvrages métalliques dans le cours beaucoup plus moderne, parce que plus régulièrement mis à jour, que professait Auguste Perdonnet (1801-1867) sur les chemins de fer et où il était question des récents ouvrages métalliques construits en Angleterre et aux États-Unis. Formé donc pour être plutôt chimiste, Eiffel se vit engagé presque par hasard dans une carrière de constructeur. À sa sortie de Centrale, il fut, en effet, très vite embauché par le constructeur de machines et de travaux publics Charles Nepveu, un parent de Frédéric Nepveu, l’architecte de Versailles, pour l’aider à faire connaître le procédé de fonçage de tubes par air comprimé qu’il avait mis au point, et à gérer ses ateliers de la rue de la Bienfaisance à Paris et ses annexes de Clichy. C’est dans ce cadre qu’il construisit son premier pont « en tôles », sur la mythique ligne du Paris-Saint-Germain, puis le fameux pont de Bordeaux (1858-1860) qui forgea sa réputation. Établi à son compte en 1866 dans son usine de Levallois, il enchaîna ensuite les réalisations spectaculaires, les viaducs de Rouzat et Neuvial en Auvergne, l’ossature de la Statue de la Liberté, la charpente de l’Observatoire de Nice et, entre 1882 et 1885, le viaduc de Garabit dont l’arche métallique se déployait sur 165 mètres. On sait moins qu’il réalisa aussi plusieurs charpentes d’édifices parisiens dont celles de la synagogue de la rue des Tournelles et des églises Notre-Dame des-Champs et Saint-Joseph.

 

Le Viaduc de Garabit, ligne de Marvejols à Neussargues
Le Viaduc de Garabit, ligne de Marvejols à Neussargues. Collection tour Eiffel

 

Après avoir inauguré sa tour avec le succès que l’on connaît, Gustave Eiffel qui avait alors 67 ans quitta progressivement le monde des affaires, d‘autant plus qu’il rencontra quelques soucis dans l’histoire du canal de Panama. Il se retira en 1893 de la gestion de l’usine de Levallois mais y garda quelque intérêt ainsi que dans l’exploitation de la tour. Dans les trente ans qui suivirent, jusqu’à son décès en 1923, il ne resta pourtant pas inactif. Il s’occupa, entre autres, de trouver de l’utilité à la tour pour qu’elle ne soit pas démolie comme c’était prévu. Ses travaux les plus étonnants y furent ses expériences sur la résistance de l’air qui le conduisirent à occuper un rôle de premier plan dans la naissance de l’aviation, en collaborant, entre autres, avec Louis Blériot. Autre constat, il fut très tôt l’un des principaux actionnaires de Gaumont, pionnier du cinéma. Il occupa enfin largement son temps à l’achat et à l’aménagement d’immeubles, destinés à ses cinq enfants, dont un hôtel particulier rue Rabelais à Paris, une villa à Beaulieu-sur-Mer et une autre à Vevey sur le lac Léman. Le style en était, on dira, classique, mais le confort moderne comme le montrent les photos de ces intérieurs disparus qui furent exposées au Musée d’Orsay en 2009. On y organisait périodiquement de grandes fêtes familiales où des orchestres venaient jouer du Debussy et du Fauré ! 

 

Coupe de la soufflerie Eiffel, toujours en activité, dans le 16e arrondissement de Paris
Coupe de la soufflerie Eiffel, toujours en activité, dans le 16e arrondissement de Paris. Pour le constructeur, le principal ennemi est le vent. Pour mieux l’étudier, il fait construire en 1909 une première soufflerie sur le Champ-de-Mars démontée en 1911.