Par David Maw, musicologue, compositeur et organiste à l’Université d’Oxford, Royaume-Uni.
Vu de l’extérieur, l’art choral est le plus beau fleuron de la musique britannique. Sa pratique reste remarquablement vivante dans le pays, représentée au niveau local par les chorales paroissiales ou villageoises et au niveau national par les maîtrises de cathédrales et les ensembles professionnels tels que The BBC Singers ou The Sixteen. Par ailleurs, c’est un produit qui s’exporte exceptionnellement bien : les grands chœurs comme Trinity Choir à Cambridge et Christ Church à Oxford jouissent d’une renommée internationale, et un grand nombre de musiciens qui occupent aujourd’hui le devant de la scène ont été formés au sein de ces prestigieuses institutions, comme le chef d’orchestre Sir Andrews Davis, qui fut organiste au King’s College de Cambridge et le compositeur Robin Holloway qui fut choriste à la cathédrale Saint-Paul de Londres.
Cette vigueur de la tradition chorale s’explique en grande partie par la pérennité d’institutions (cathédrales, grandes églises ou chapelles de collèges) qui, depuis leur fondation au Moyen-âge, sont parvenues à maintenir sans rupture la pratique d’une liturgie chantée par-delà même les vicissitudes de la Réforme et du Commonwealth. Parmi les divers genres de musique chorale qui se pratiquaient alors en Europe, le style britannique semble s’être d’emblée distingué par une qualité propre.
Cette singularité est peut-être liée en partie à la musique indigène. La Descriptio Cambriae de Giraldus Cambrensis évoque dès la fin du XIIe siècle un goût pour la polyphonie à plusieurs voix au Pays de Galles et pour le chant à deux voix en Angleterre du Nord. Giraldus n’est en aucun cas un expert et il est difficile d’évaluer la validité de son témoignage, mais il n’y a pas de raison de mettre en doute son observation quant à l’existence de plusieurs courants de musique polyphonique à travers le pays. C’est probablement dans un tel contexte qu’il faut replacer le Tropaire de Winchester qui remonte au début du XIe siècle. Ce manuscrit représente le recueil de musique polyphonique notée le plus complet et le plus ancien qui ait survécu dans toute l’Europe.
Copié pour l’usage de l’ancien monastère de Winchester, il contient une anthologie de musique pour les messes, offices et processions. Les 168 pièces qui le composent exploitent un style virtuose, mélodiquement riche et harmoniquement recherché. Les rubriques élogieuses des compilateurs du manuscrit (« ici commencent les mélodies melliflues de l’organum », « l’organum aux doux sons formulé avec une mélodie raffinée » entre autres exemples) témoignent de l’enthousiasme que suscita cette musique. Avec ce manuscrit, le penchant britannique pour la polyphonie se voit reconnaître peut-être pour la première fois de son histoire, une place prépondérante et formalisée au sein des institutions.
L’élaboration polyphonique du plain-chant, largement répandue à l’époque, reposait sur des formules improvisées qui ne nécessitaient pas d’être notées. Le Tropaire de Winchester est exceptionnel par sa volonté de préserver la polyphonie sous une forme précise, laquelle a probablement été créée – ou du moins inspirée – par Wulfstan, chantre du monastère à la fin du Xe siècle.
Selon toute probabilité, nombre des trésors de la musique chorale anglaise ont été détruits lors de la dissolution des monastères (1536-41) ordonnée par Henry VIII. Hormis trois manuscrits de grande envergure, ce qui nous est parvenu est largement fragmentaire. Pourtant, collectivement, ces sources attestent de l’incroyable continuité et originalité de la tradition. Les genres cultivés révèlent une grande diversité et une prédilection harmonique pour les tierces et les sixtes bien avant qu’elles ne soient adoptées dans le reste de l’Europe. La construction de la polyphonie à partir d’un pes – un ostinato répété à la voix la plus grave – plutôt que sur un ténor emprunté au plain-chant comme dans le motet français, a permis la composition du premier morceau à six voix, la célèbre ronde de Reading (Sumer Is Icumen In).
Cette originalité n’est pas pour autant synonyme d’insularité : il existait de toute évidence un intérêt pour les innovations musicales étrangères. Ainsi, le manuscrit de St Andrews contient la plus ancienne notation conservée de la polyphonie pratiquée à Notre-Dame de Paris. La musique de messe du manuscrit Old Hall montre une complète assimilation du style savant de l’Ars Nova française, dont des compositions utilisant l’isorythmie ainsi que des canons de toutes sortes, y compris des canons de proportion.
La dimension savante de ces œuvres s’inscrit dans une volonté croissante de doter la musique chorale d’un prestige culturel et de soutenir son essor sur un plan institutionnel. La Chapelle royale fut le fer de lance de ce mouvement, mais de nouvelles institutions lui emboîtèrent le pas : William de Wykeman, fondateur de New College à l’université d’Oxford (1379) alloua des fonds pour l’établissement d’un chœur qui servit de modèle à King’s College (Cambridge, 1441) et à Magdalen College (Oxford, 1458). Ces créations contribuèrent à élever le niveau du chant choral. De façon significative, la musique britannique se trouve à l’époque à la pointe de la musique européenne et les œuvres des compositeurs majeurs comme John Dunstable ou Leonel Power illustrent « la contenance angloise » que célèbre Martin le Franc dans Le Champion des dames.
L’Eton Choirbook constitue sans doute le document musical le plus révélateur des pratiques de cette période. Il s’agit d’un recueil de musique pour le Eton College (fondé en 1441), qui comprend de la musique pour les Vêpres et le culte marial et regroupe les œuvres des compositeurs allant de Dunstable à Robert Wylkynson, le maître de chœur responsable de la compilation du manuscrit. Une large partie de la musique et plusieurs des compositeurs transmis dans ce manuscrit sont inconnus par ailleurs, et leur style très élaboré, voire mystique, comprend un nombre élevé de voix (jusqu’à 13) dans des agencements inhabituels, des parentés thématiques avec le plain-chant, une complexité rythmique et une texture dense résultant en un « mur de son ». L’antienne Salve Regina de Wylkynson lui-même est composée pour deux sopranos, un alto, quatre ténors et deux basses : chacune des parties vocales correspond à un ordre des anges, représenté par des enluminures. Les sections en tutti alternent avec des passages pour deux, trois ou quatre voix. La mélodie de plain-chant est paraphrasée dans toute la pièce, mais l’accent est mis sur les sonorités et les effets plutôt que sur la structure et les procédés.
Cette musique, née dans une pépinière de chant choral, n’aurait pu voir le jour ailleurs. Son expression est intimement liée à sa virtuosité, chaque voix donnant vie au rythme de façon indépendante tout en étant liée aux autres par une somptueuse harmonie. Elle va à l’encontre de l’idéologie humaniste qui allait inspirer la Réforme quelque dix ans plus tard. Son côté impénétrable qui émerveille ou bouleverse celui qui l’écoute sans lui donner la possibilité d’y participer, en fait un aboutissement de la tradition médiévale anglaise.
Peu après la copie de l’Eton Choirbook, l’agitation politique et religieuse menaça de mettre fin à la tradition chorale : une convergence de facteurs historiques et de pragmatisme idéologique parvint à en sauver la mise. Il serait exagéré de dire que la richesse actuelle de la musique chorale en Grande-Bretagne est à mettre au seul compte du legs médiéval. Pour autant, les fondements, le métier et d’une certaine façon, les choix esthétiques qui se développèrent avant la fin du xve siècle se sont avérés déterminants. Parmi les œuvres les plus emblématiques, certaines – comme celle de Herbert Howells – ne manquent pas d’évoquer la sensualité austère du répertoire d’Eton. Le son choral britannique semble donc à jamais marqué par l’influence du Moyen-âge.
Traduction de Florence Maw avec l’aide de David Fiala et Xavier Hascher.