Enseigner et photographier l’architecture

Par Aymeric Zublena, membre de la section d’architecture

 

 

Montage photographique des deux chantiers de la « tour Lopez »
Montage photographique des deux chantiers de la « tour Lopez », siège de la Caisse centrale d’allocations familiales de la Région parisienne, conçue par Raymond Lopez (1904-1966).
À gauche, la construction en 1959 et, à droite, la rénovation en 2009, Agence Arte Charpentier / Dominique Hertenberger, architectes.
© Éditions du Mécène / Vincent Fillon

 

Dans son livre publié en 1948 Saper vedere l’architettura, Bruno Zevi s’interroge sur les méthodes et les moyens pour donner à voir et pour faire comprendre l’architecture.

Il critique les ouvrages qui la représentent par des croquis, des plans, des coupes, des façades et des photos. Il écrit : « Toute photographie embrasse l’édifice sous un seul angle visuel, statiquement en un mode qui exclut les successions continues de points de vue... Toute photographie est une phrase détachée d’un poème symphonique ou d’un discours poétique dont la valeur essentielle est celle de l’ensemble. »

Malgré cette réflexion intéressante, mais peut être excessive, je propose de nous interroger sur l’influence des photos publiées dans les revues d’architecture ou les sites internet dans la formation des futurs architectes.

À l’évidence ces documents sont des sources majeures d’information dont on ne saurait se passer. Mais quelles sont les conséquences de la profusion des photos, le faible contenu des données factuelles, quels sont les effets de ces « juxtaposition d’images, de bruits et de concepts » dont parle l’architecte Alberto Campo Baeza ? Cette information prolifique n’est-elle pas, pour partie, source de dispersion et d’égarement pour les jeunes étudiants ?

Conscients de ce risque, il est fréquent que les professeurs demandent à leurs élèves d’éviter de parcourir, fiévreusement et sans réflexion, les revues et sites d’architecture dans l’espoir de trouver l’œuvre dont s’inspirer pour dessiner le projet qu’ils doivent présenter chaque trimestre à un jury. « N’oubliez pas, leur disent-ils, de réfléchir et de penser par vous-mêmes »

Comment sont photographiés les bâtiments figurant dans les revues ou les sites spécialisés ? Comment apprécier la valeur « informative » des photos ? Le regard du photographe sur l’œuvre architecturale est par essence subjectif et non conventionnel. Existe-t-il une manière objective, « scientifique », de photographier une œuvre ? Est-ce souhaitable ?

Ces photos souvent très belles transmettent-t-elles la totalité de l’œuvre ou bien en magnifient-elles quelques aspects et en gomment-elles d’autres ?

Il est vrai que la vision subjective du photographe répond au souhait du peintre Sam Szafran lorsqu’il dit à l’écrivain et historien de l’art Jean Clair : « Il faudrait demander aux gens de porter des lunettes grossissantes pour voir le monde autrement, les obliger à regarder autrement. À quoi on peut échapper ? C’est à la convention du regard. »

C’est naturellement une vision personnelle, une manière d’orienter le regard des futurs visiteurs du bâtiment, que transmet l’architecte lorsqu’il impose au photographe les angles de prise de vue de son œuvre. Après avoir regardé ces photos parfaitement contrôlées, il arrive qu’en découvrant l’œuvre réalisée, l’amateur éclairé ou l’étudiant s’étonne de ses dimensions réelles et éprouve une légère déception à la parcourir dans la froide lumière d’un quotidien banal.

Le temps est une donnée fondamentale de l’architecture. La photo est le meilleur outil pour rendre compte des divers moments de la réalisation et de la vie d’un bâtiment. Je pense à toutes ces photos qui montrent la lente progression de l’ouvrage encore en chantier, instants fondateurs que l’on ne reverra plus. Elles sont autant source d’enseignement que celles de l’œuvre achevée.

J’ai en tête la photo de la magnifique structure métallique en « cantilever » de la Caisse d’allocations familiales rue Viala à Paris (1953/59 arch. Raymond Lopez, 2009 Arte Charpentier / Dominique Hertenberger), avant qu’un mur rideau suspendu au dernier plancher ne la recouvre. Je pense aux photos de la Tour Eiffel en construction, à celles du viaduc de Millau (2001/04 arch. Norman Foster, ing. Michel Virlogeux) dont les vertigineux tabliers suspendus attendent de se rejoindre au-dessus du vide.

Il est d’autres moments qui méritent le regard du photographe lorsque les années écoulées, les intempéries, l’environnement désordonné, l’indifférence des hommes, l’évolution des usages ont transformé, dégradé et parfois dénaturé les constructions.

Il serait en effet instructif pour les futurs architectes, maîtres d’ouvrage et occupants successifs que les revues d’architecture, avec l’accord des utilisateurs, publient des reportages montrant tous les cinq ou dix ans l’état des bâtiments après leur première mise en service.

Ces reportages, pour être significatifs, devraient être réalisés sous des angles identiques à ceux des premières campagnes photographiques. La comparaison objective des divers états d’une œuvre dans le temps serait source d’enseignements pour ceux qui l’ont dessinée, ceux qui en ont décidé la réalisation et ceux qui l’utilisent.

Moi-même et la plupart des architectes avons souvent fait photographier nos réalisations en évitant qu’aucune présence humaine ne vienne perturber la limpide géométrie des espaces que nous avions conçus. L’architecture était ainsi libérée de toute anecdote qui aurait pu nuire à son essence. Cette exigence de pureté témoignait peut-être d’un besoin inconscient de retrouver la rigueur et la précision des anciens recueils d’architecture monumentale dont les admirables tracés n’exprimaient que volumes, ombres et lumières.

Maintenant, tout en veillant au respect du droit à l’image, certains des confrères plus jeunes souhaitent que des groupes de personnages ou d’individus isolés figurent dans les reportages pour donner vie à l’ouvrage et pour rendre compte de son échelle réelle. C’est une évolution dans l’art de photographier et de faire connaître les œuvres architecturales.