Par Martine Mathias, conservateur en chef du patrimoine, ancienne directrice du musée d’Aubusson, membre du comité scientifique de la Fondation Jean et Simone Lurçat de l’Académie des beaux-arts
Les animaux sont bien installés dans l’œuvre de Lurçat : ils sont chez eux, à la fois dans la tapisserie, la poésie et l’œuvre graphique.
« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes » a écrit Jean de la Fontaine, et ce titre a été repris par Lurçat dans une de ses tapisseries. Lurçat a d’ailleurs illustré les Fables en les choisissant le plus souvent parmi les moins connues. Son propos est bien différent de celui du fabuliste car il ne cherche en rien à proposer une morale, mais bien plutôt à exprimer sa vision du monde dans lequel les animaux sont des acteurs importants en continuité avec le monde minéral, végétal et l’homme qui couronne la création. Il puise aux sources de la symbolique occidentale des éléments intelligibles au plus grand nombre avec le sentiment très vif de l’unité du monde où les Règnes s’interpénètrent. Les figures animales participent de ce grand maelstrom qui brasse tout et le bestiaire de Lurçat est original et surprenant.
Ce bestiaire a évolué au cours de sa carrière. Dans les canevas de la décennie 20-30, il tourne autour des signes du zodiaque et les formes hybrides de faunes et de sirènes, exécutées au trait dans un esprit décoratif et léger.
Lorsque l’artiste prend le tournant de la tapisserie de lisse, le bestiaire revêt une nouvelle importance. Il s’inscrit dans la conception du Cosmos que Lurçat s’est forgée. Lurçat s’est peu expliqué sur la signification symbolique qui sous-tendait son bestiaire. Hormis quelques remarques, il a laissé à chacun le loisir de sa propre lecture, et s’est placé, conservant sa liberté, hors d’un système rigide d’interprétation.
Dans ce foisonnant répertoire de représentations animales, quelques pistes peuvent toutefois être suggérées. Très vite entre en jeu le coq. Il revient de façon presque obsessionnelle. Surgissant dès les premières tapisseries de Lurçat, il est le guetteur, garant de la promesse du jour. Durant les années de guerre il porte ainsi une signification patriotique, et cet indice de résistance passive, bien perçu de ses amateurs, passe au travers de la censure. L’invention plastique de Lurçat est sans limites. L’oiseau est un merveilleux objet d’expérimentation plastique qui peut donner lieu à de petits formats ou s’intégrer dans de plus vastes compositions. La richesse des épithètes que révèlent ses titres rend aussi compte de l’invention poétique de Lurçat.
D’autres animaux peuplent les premières tapisseries de Lurçat. Elles se réfèrent expressément aux grandes œuvres du Moyen Âge qui imprègnent la première période de sa création tapissière. Il publie alors un charmant livre : Le bestiaire dans la tapisserie du Moyen âge. L’approche est très originale car l’artiste et son photographe Robert Doisneau s’attachent à choisir des détails et Lurçat émet des commentaires d’une poésie familière et précieuse.
La tapisserie allégorique du milieu du xv e siècle Les cerfs ailés lui inspire l’Hommage aux dames et aux licornes. Dans un registre dramatique, l’Hallali montre l’animal aux abois dans une mare, symbole de la France souffrante, mais ces beaux animaux ne se retrouveront plus qu’exceptionnellement.
Les chiens, cordiaux et fidèles compagnons accompagnent Lurçat au long de sa vie. Ce sont même ses chiens, des lévriers afghans, une race nouvellement mise à la mode, élégante et au pelage naturellement textile, qui bondissent dans les premières tapisseries.
En fait Lurçat ne s’est pas longtemps inspiré du bestiaire des tapisseries du Moyen âge et certains animaux importants dans l’histoire de la civilisation occidentale en sont presque absents, tel le cheval. Il a fait en revanche un usage très large du zodiaque depuis l’époque des canevas Zodiaque dont il dit : « C’est un trésor de poésie, de correspondances mystérieuses et de sécrètes significations. »
Constamment présents, les poissons de Lurçat se retrouvent dans des bacs, gueules ouvertes pointées vers le ciel, suspendus, en brochette, accrochés aux branches d’un arbre, ou encore au fil de l’eau. Ils peuvent adopter des formes graphiques sans épaisseur, ou s’installer chatoyants dans des ondes suspendues au défi de la gravité et de la vraisemblance paysagère. Ils sont carpes, non spécifiables, ou féroces piranhas après le voyage de Lurçat en Amérique du Sud. Comment mieux souligner l’importance d’un élément, l’eau, dont nous sommes issus, que d’en faire si grand usage ? Mystérieux poisson que l’on retrouve dans la main droite d’Orphée qui échange un regard aigu avec le petit rapace qu’il tient de l’autre main.
L’apogée des représentations animales dans ses tapisseries se situe dans les années cinquante. L’armoire d’Orphée, ou La belle armoire, sont d’étranges cabinets de curiosité qui offrent un choix déconcertant d’animaux puisque l’on y trouve un papillon surdimensionné, un porc épic, une tortue, une étrange sirène coiffée de végétaux, des poissons qui nagent dans l’air et un canard sous le regard d’un coq géant, tandis que toutes sortes d’insectes investissent le sommet de l’armoire.
Les insectes occupent une place qui mériterait à elle seule une étude particulière. Lurçat en exécute en gouache des représentations surdimensionnées et inquiétantes. « Ces insectes-là, c’est mieux armé qu’un tank » déclare un jour Lurçat à son ami Marcenac.
Lurçat s’exprime aussi par le biais de beaux livres illustrés Géographie animale, Le bestiaire fabuleux et Mes domaines qui reprend une grande partie des poèmes d’un bestiaire imaginaire comprenant par exemple : la carpe de lune, la pieuvre persique ou encore la sirène-taureau d’Aden... ce sont des animaux qui auraient pu exister.
Ce n’est là qu’un bref aperçu de la richesse de ce bestiaire. Signalons toutefois encore quelques correspondances symboliques assumées par Lurçat : la tortue qui représente habituellement la stabilité du monde, l’auroch de la Grande menace, brute fauve qui éjacule des retombées atomiques, la chouette qui a hérité du don de vue dans la nuit et donc un peu de la sagesse de Minerve.
L’éventail du bestiaire représenté se restreint peu à peu, mis à part dans Le Chant du monde, table de matières d’une existence selon Lurçat et, dans les dernières années, ce sont principalement les poissons, quelques oiseaux sud-américains et des papillons immenses, irradiant comme des vitraux, qui occupent les compostions. Les coqs quant à eux ont quitté le terrain pour faire bande à part dans d’innombrables variations. Les animaux se sont désormais bien éloignés de l’humain. ■