Entretien avec Didier Deschamps, correspondant de la section de Chorégraphie.
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Vous êtes à la tête du théâtre national de la danse à Chaillot, au cœur de Paris. Un site culturel historique, mais une jeune institution. Comment est né cet établissement ?
Didier Deschamps : Créé il y a bientôt cent ans, c’est seulement depuis une dizaine d’années que le ministère de la Culture a considéré qu’il était temps, au regard du développement du secteur chorégraphique en France, du foisonnement de la création, des héritages de la danse, des rendez-vous formidables avec les publics et des enjeux à venir, qu’il était grand temps de doter le secteur chorégraphique d’un théâtre national comme il en existe cinq autres consacrés au théâtre ou à la musique. Dans les années 2000, la direction de ce lieu a été assurée par Ariel Goldenberg, issu du milieu théâtral international, accompagné comme directeur artistique par le chorégraphe José Montalvo, en charge d’y introduire et de commencer à y développer une activité autour de la danse. En 2008 il a été décidé, vu le succès de cette première étape, de confier à Dominique Hervieu une mission chorégraphique à Chaillot. Nommé à sa suite en 2010, j’ai pris mes fonctions en 2011. En 2016 j’ai considéré, avec l’accord du ministère de la Culture, qu’il serait pertinent, en cohérence avec cette évolution récente, de rebaptiser ce lieu « Chaillot - Théâtre national de la danse ». Ce qui n’a pas été simple car certaines personnalités considéraient que ce lieu était historiquement dédié au théâtre. Je considère pour ma part que tout lieu est au service d’un projet, et que ces derniers évoluent. Personne ne niera l’importance du développement de la danse, sous toutes ses formes, au cours de ces dernières années, et il était normal que l’infrastructure culturelle suive et soutienne ce développement.
N.E. : Quels sont les éléments qui vous guident, dans le paysage très vaste de la danse contemporaine, pour établir vos programmations ?
D.D. : Chaillot est doté de deux salles : la grande salle Jean Vilar, 1147 places, et la nouvelle salle Firmin Gémier que nous avons totalement recréée sous forme de black box, c’est-à-dire d’espace parfaitement polyvalent, pouvant accueillir des dispositifs scéniques divers, avec une jauge tournant autour de 400 places selon la configuration. Il y a une autre petite salle consacrée davantage à la résidence d’artistes : une sorte de fabrique qui accueille ici des artistes venus du monde entier.
En qualité de théâtre national, Chaillot a pour fonction de présenter le spectre le plus large possible de la création chorégraphique contemporaine. Cela ne signifie pas qu’on ne propose pas du répertoire, mais les très grands ballets sont déjà programmés ailleurs, à l’Opéra entre autres, ce n’est donc pas notre priorité. Néanmoins nous avons toujours la volonté de donner des points de repère culturels au public, avec de grandes œuvres qui constituent notre littérature chorégraphique, et en même temps de présenter un champ très élargi de la création, qui embrasse différentes formes contemporaines en passant par le hip-hop, par la performance, chaque forme offrant elle-même un champ de plus en plus large dans ses démarches. Nous veillons bien sûr à échapper à toute notion de chapelle qui serait contraire à notre vocation d’universalité.
N.E. : En quoi consiste le cœur de votre mission ?
D.D. : Ce qui est fondamental, c’est de s’adresser aux publics les plus larges et diversifiés possible. La meilleure façon d’y parvenir est d’avoir une diversité de programmation très grande. Nous avons une responsabilité de présentation de la production française mais nous voulons montrer aussi des démarches chorégraphiques venant du monde entier. Le monde à Chaillot, et aussi Chaillot dans le monde puisque nous produisons une série de spectacles que nous diffusons partout dans le monde (une centaine de représentations par an).
Outre nos deux salles, nous organisons aussi des représentations dans d’autres espaces de ce lieu très vaste et splendide, comme le grand foyer, les couloirs et escaliers... les artistes adorent investir ces espaces atypiques, et le public est très friand de ce type de propositions.
Dans les deux salles, Vilar et Gémier, nous assurons environ une quarantaine de spectacles différents chaque année, pour environ 230 à 270 représentations selon les saisons, avec des séries plus ou moins longues. Sur ces spectacles, la moitié vient de l’étranger, l’autre représentant la scène française. Il faut ajouter que cinquante pour cent de ces spectacles sont coproduits par Chaillot, ce qui est essentiel dans l’économie de la danse : pour les compagnies, trouver des coproducteurs permet aux œuvres de se créer et de vivre, notre rôle est donc déterminant.
N.E. : Pour bâtir la programmation, une sélection est indispensable, comment s’opère-t-elle ?
D.D. : La sélection se produit selon un ensemble de critères articulés mais dont aucun ne s’impose strictement : une programmation, ce n’est pas l’application de normes ! Avec mes équipes j’ai à cœur de trouver un équilibre global.
Premier critère, et c’est l’ADN de cette maison : l’exigence artistique, ce qui n’exclut pas des œuvres destinées au très grand public. Je revendique la notion de populaire qui est à l’opposé du populisme. Comme Vilar, comme Gémier. C’est toujours bien de le rappeler, surtout aujourd’hui.
Ensuite vient la notion de prise de risque, qui est parfois à des endroits où on ne s’y attend pas, c’est ainsi que notre travail reste vivant !
Enfin, il y a des choix plus personnels. Une programmation, c’est aussi une signature. J’essaie, dans la diversité, de privilégier des propositions prenant des formes très différentes dans les esthétiques et les démarches, mais centrées sur le corps en mouvement dans l’espace. Et beaucoup moins de propositions qui ont pu faire florilège en France, avec des postures excessives.
N.E. : Qu’entendez-vous par là ?
D.D. : Pendant un temps, la non-danse, ou danse conceptuelle, était souvent la seule forme privilégiée par un grand nombre de programmateurs ; aujourd’hui, c’est un temps passé, qui a été important mais qui est passé. Cela a contribué énormément à la réflexion, et a induit dans la génération actuelle une création qui continue à se réinventer et à faire émerger des formes nouvelles, selon des processus pas radicalement neufs d’ailleurs, mais avec des inflexions inédites, des points d’entrée originaux. Je considère qu’il y a eu un déséquilibre sur la plupart des scènes françaises et il s’agit aujourd’hui d’y redonner une vraie place à des formes qui n’ont d’ailleurs jamais vraiment disparu, qui se sont sans cesse renouvelées, et qui préservent l’avenir car elles touchent aux questions de formation des danseurs. Maintenir vivantes ces formes qui privilégient le corps en mouvement, c’est permettre aux chorégraphes d’avoir à leur disposition des interprètes maîtrisant un certain nombre de langages. Car cette formation-là, il faut quinze ans pour l’acquérir. C’est pourquoi l’équilibre des formes proposées est indispensable au sein d’une programmation, il en va de notre responsabilité de programmateurs.
Deuxième responsabilité : accompagner le public dans la capacité joyeuse de se trouver face à des formes ludiques, nouvelles, éventuellement dérangeantes. L’art a pour fonction d’ouvrir de nouvelles voies, de modifier la manière de regarder en l’enrichissant. De rester disponible à la vie qui avance. Et l’art parfois la précède... Il s’agit d’être dans un jeu d’équilibre constant où on propose au public des formes dans lesquelles il va se retrouver et d’autres plus déconcertantes. Bref de concevoir une programmation globale qui permette au public de suivre, d’adhérer ou de revenir même s’il n’a pas adhéré totalement, car il sait que cela aura contribué à son enrichissement global.
N.E. : Comment naviguez-vous entre fidélité et ouverture ?
D.D. : Parmi les autres paramètres d’analyse d’une programmation, la danse a cette particularité de n’exister que lorsqu’elle se produit. Pour la musique, il y a une industrie qui pallie à cette problématique. Pour la danse, c’est un peu comme le théâtre mais avec la spécificité qu’il n’y a pas de texte. Le texte, c’est le corps des danseurs qui dansent. Pour constituer une culture de la danse, il est donc légitime de pouvoir en présenter les auteurs, c’est-à-dire les chorégraphes, de permettre d’entrer dans leur démarche et de suivre leur travail sur le long terme. Comment une œuvre chorégraphique se constitue-t-elle ? Par quels chemins passe-t-elle ? Il est donc nécessaire d’avoir une fidélité auprès d’artistes, de présenter les pièces de leur répertoire et puis leur création en cours. Pour que le public puisse appréhender l’œuvre d’un auteur, il faut observer une fidélité de programmation au cours des années. Et en même temps assurer une part de la programmation en termes de renouvellement, de recherche, de découverte à la fois esthétique et géographique puisque la danse est un langage universel en constante évolution. On danse partout dans le monde.
J’ai à cœur de proposer aux publics parisiens des scènes de différentes régions du monde, des propositions qui viennent enrichir le regard... Alors que partout dans le monde se multiplient les exclusions et les enfermements, il est essentiel de maintenir ouvertes les frontières de l’art et des cultures. Et la danse peut y contribuer. ■