En 2011, Pierre-Yves Trémois (1921-2020) entreprend une série de toiles de 23,50 mètres de longueur sur 90 cm de hauteur sur le thème de la Passion. Ce cycle monumental est exposé au réfectoire des Cordeliers à Paris en 2013. L’artiste reprend le principe d’un chemin de Croix avec ses stations dont les illustrations alternent avec les textes empruntés à l’Évangile selon saint Jean.
Celui qui a fait du corps sa matrice, en connaît la beauté comme la vulnérabilité. Il l’interroge depuis des décennies, scrute ses avatars dans l’extase et la souffrance, l’amour et la violence, le ravissement et la douleur. Pour le Fils de l’homme, le chemin de vérité est long et irréversible, sublimé jusqu’au don de soi. C’est celui de la Passion vécue par le Christ. Un homme dont Trémois étudie l’anatomie depuis toujours dans son intimité autant physique que morale. La Genèse rejoint la Passion. « Tout est accompli » c’est par ces mots que l’Évangile de Jean (Jn 19,25-30) nous transmet l’ultime parole de Jésus.
« Père entre tes mains je remets mon esprit ». De la crèche à la croix, Jésus a accompli sa mission terrestre. Voilà un récit qui convoque le trait infaillible de Trémois, engendre un trouble vécu jusqu’au vertige.
« Les angoisses du couchant m’ont naturellement conduit à me confronter au drame de la Passion ». Ambitieux autant qu’exigeant, le face à face qu’il s’impose avec le texte évangélique conduit sa main à interroger une nouvelle fois le corps.
« Fais ta Passion d’un trait qui transperce, et à toute barde, sans repentir » écrit-il sur le mur de son atelier. L’atelier devient un sanctuaire.
Trait pour trait. Dans la profondeur illimitée du support, comme l’est le Mystère abyssal du message christique, Trémois écrit sa vision du Christ. Aussi visible et tangible comme la fut celle des Pharisiens, des romains et des disciples, dans « l’horreur de tout ce qui est plus que ce qui est » pour citer Georges Bataille, la vision prend forme d’une image fidèle aux Écritures, immuable dans sa transmission à travers le temps et l’espace. Le peintre file la ligne, ininterrompue jusqu’à sa finitude. Son continuum graphique aux contours clos pour dire l’accomplissement christique porte une double évidence : celle d’une justesse plastique dans un héritage classique pour transmettre un témoignage iconographique doublé de celui de l’Incarnation.
De la flagellation du Christ à sa montée jusqu’au Golgotha, le récit s’inscrit dans une déréliction de la souffrance. En réponse à la précision clinique du tracé répond la désolation inconsolée qui gagne l’univers.
Trémois affronte le vide. Silence.
Dans une tension ultime, la pointe du pinceau avec l’acrylique noir rencontre l’espace et le temps. Autant qu’elle prétend affronter la mimésis par le dessin, la forme reprend à son compte le récit de la Passion. Pour accompagner le trait qui sanctionne, qui élimine toute complaisance narrative car il faut aller à l’essentiel, le trait incisif, scandaleux, dit la folie des hommes, le trait qui souffre entre en résonance avec les modalités de noir et de blanc dans une grisaille qui se suffit à elle-même. Pas de couleur, pas d’ombre. Quand le rouge surgit, il est la transcendance métaphorique de la naissance et de la mort.
« Les longs traits noirs tracés sur la toile d’un blanc pur donnent-ils plus d’intensité au drame que s’ils avaient été réalisés avec des couleurs, des matières, des ombres lesquelles auraient donné plus de profondeur de sentiment ? ».
Trémois montre les séquences à jamais inscrites dans le mémorial de cet unique vendredi. Le baiser de Judas, l’arrestation de Jésus, le portement de Croix, le partage du poids de la Croix avec Simon de Cyrène, la rencontre avec Véronique, les saintes femmes, la rencontre de Marie avec son fils qui suit le chemin du calvaire jusqu’à la Croix dressée, scandale absolu. La ligne de Trémois se met au service de ce parcours innommable. « En regard de la simplicité dramatique du texte évangélique de la Passion, il me fallait être simple et en art la simplicité est terrible ».
Ce « fou du trait » déclenche un vertige d’autant plus prégnant qu’il puise aux sources de l’Évangile transcrit crûment. Son expression graphique s’ajuste aux scènes de la Passion. Elle les sert avec humilité jusqu’à la pudeur devenue insupportable.
L’achèvement graphique porte sa déchirure. Dans sa réalité indécente, la ligne possède sa crédibilité. Et le sacré donne toute la lumière.
Il éclaire, illumine Marie qui embrasse les pieds de son fils, mutilés par les clous, raidis, sanguinolents. Mains et orteils s’étreignent. La ligne poursuit une dissection qui devient acte d’amour. Geste d’amour absolu, don absolu de soi.
Le métier souverain de Trémois lui fait exercer le dessin comme le médium irremplaçable pour interroger la vie.
Entre les deux larrons, ce Jésus de Nazareth expire.
Qui a reconnu le Christ ?
La ligne s’est immobilisée. Elle a conduit la forme de son commencement à sa fin. L’alpha et l’oméga.
Tout est accompli.
L’acte d’amour suprême est dans cette étreinte de Marie et de Jésus. Mystère inviolable et sacré.
Trémois l’exprime par une démarche unique et singulière qui convoque une ligne inimitable, une ligne née du perpétuel surgissement du monde visible.
Son dessin finit là où la fin s’annule dans les prémisses d’un mystère annoncé. L’éternité y est scellée. L’émergence du royaume annoncé par le Christ se laisse deviner dans la fixité du contour et de son graphisme qui donne à voir ce que l’Évangile de Jean sanctionne dans son message sacré.