Entretien avec Amélie Mougey, journaliste, rédactrice en chef de La Revue Dessinée, journal d’information en bande dessinée.
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Comment est née La Revue Dessinée et quel est son propos ?
Amélie Mougey : La Revue Dessinée est née en 2013, de l’initiative de certains auteurs de bande dessinée qui sont allés chercher des journalistes pour travailler ensemble. Au même titre qu’on traite de l’information par la presse écrite ou audiovisuelle, nous la racontons au moyen de la bande dessinée. C’est un médium qui, au même titre que les autres, peut servir de support à des enquêtes journalistiques.
N. E. : Comment se construit La Revue Dessinée ?
A.M. : Dans La Revue Dessinée nous publions généralement cinq grosses enquêtes puis d’autres de format plus courts. Ces enquêtes sont menées par des journalistes en binôme avec des dessinateurs. Ils vont parfois sur le terrain ensemble. L’un a son carnet de notes et l’autre son carnet de croquis, ensuite ils racontent le fruit de leurs investigations et reportages avec ce langage particulier qui est celui de la bande dessinée.
N.E. : Quel avantage cela présente-t-il ?
A.M : La Revue Dessinée aborde les grandes thématiques d’un journal classique : environnement, société, culture, international... Grâce à la sensibilité et au langage très riche de la bande dessinée, on peut traiter des sujets parfois complexes ou sensibles, avec des histoires humaines très incarnées dont les protagonistes deviennent des personnages, et on arrive ainsi à transmettre des informations qui parfois nécessiteraient plus d’explications ou de démonstrations par un autre médium.
N.E. : Quelle est votre ambition ?
A.M. : Notre ambition est de nous positionner comme un organe de presse avec une place importante dédiée à l’enquête. Pour ce faire, nous utilisons le dessin comme un langage à part entière. Nous assumons une part de subjectivité, lié au fait que sur chaque sujet se croisent des regards d’auteurs, celui qui écrit et celui qui dessine, cela élargit la perspective. Ensemble, ils s’approprient un sujet, et le restituent à travers leurs regards et leur créativité. Il s’agit d’un acte de création qui a pour objet le réel.
N.E. : Avez-vous des précurseurs ?
A.M. : Si l’on cherche les origines du genre on peut remonter aux années 1950 avec Art Spiegelman qui avec Maus ouvre la voie de la BD du réel, laquelle se poursuivra dans les années 1990 avec Joe Sacco puis dans les années 2000 en France avec des gens comme Étienne Davodeau. En France, il y a des auteurs et autrices qui, de longue date, traitent des sujets documentaires pour élargir leur pratique de la bande dessinée. C’était déjà le cas dans les années 1960 avec les reportages de Cabu dans Charlie Hebdo. En effet, la bande dessinée n’est pas du tout limitée à la fiction, elle peut s’emparer du réel et nous prolongeons cette tendance présente dès les années 50 et plus particulièrement depuis vingt ou trente ans, avec une bande dessinée plus mature qui s’adresse à un lectorat adulte.
N.E. : C’est quand même nouveau de fédérer une revue d’information générale constituée uniquement de bande dessinée, même si des auteurs abordaient déjà des sujets liés du réel...
A.M. : Ce qui est nouveau, c’est le nombre de journalistes qui écrivent dans les pages de La Revue Dessinée, une trentaine d’auteurs pour chaque numéro, et il y a donc désormais énormément de journalistes qui ont écrit pour la bande dessinée.
N.E. : Sont-ils différents à chaque numéro ou avez-vous une équipe rédactionnelle attitrée ?
A.M. : Ce sont soit des journalistes qui nous contactent et nous proposent des sujets, soit nous les sollicitons parce que nous apprécions leur regard. Après, au fil des années, s’est formée une sorte de petite communauté informelle, avec un pool de fidèles, des journalistes et de dessinateurs avec qui l’on travaille de longue date, et puis chaque fois de nouvelles recrues choisies aussi en fonction des thématiques que nous voulons aborder.
N.E. : Quelle est la périodicité de La Revue Dessinée, son tirage ?
A.M. : La Revue Dessinée paraît quatre fois par an. C’est le comité de rédaction qui définit le sommaire et choisit les binômes journalistes/dessinateurs. Le tirage est de vingt-cinq mille exemplaires. Elle est diffusée sur abonnement et nous comptons à ce jour plus de dix mille abonnés.
N.E. : ll y a une grande diversité dans les dessins de la revue, certains sont très réalistes et d’autres plus fantaisistes, métaphoriques ou schématiques. Comment gérez-vous cette diversité par rapport à la nécessité d’être fidèle au réel puisqu’il s’agit d’une revue d’information et non de fiction ? La créativité des dessinateurs ne se trouve-t-elle pas bridée par cette contrainte ?
A.M. : Les journalistes sont dans l’exercice de leur métier, et se doivent d’être fidèles au réel qu’ils investiguent. Les dessinateurs s’accommodent de cette contrainte qui devient parfois génératrice de créativité. Nous proposons à un dessinateur de traiter tel ou tel sujet suivant le style graphique qui convient le mieux à chaque sujet. Certains ont un dessin plus réaliste, d’autre sont plus distanciés par rapport au réel, et nous en tenons compte lorsque nous définissons le sommaire. Les dessinateurs peuvent conserver une marge de liberté dans les décors, dans l’ambiance, dans les attitudes etc. mais tout ce qui apporte une information éclairante se doit d’être parfaitement rigoureux. Au cours du travail, un va-et-vient s’opère entre le contenu narratif du journaliste et les propositions de dessins, de sorte que l’un va s’adapter à l’autre.
N.E. : La bande dessinée est un art de l’ellipse, et le découpage en est le premier jalon créatif. Qui en décide ?
A.M. : C’est le dessinateur qui propose ce découpage mais en accord avec le journaliste qui va à son tour adapter son texte.
N.E. : Quand l’article parle de personnages réels, la ressemblance physique est-elle indispensable ?
A.M. : Pas forcément... Le dessinateur peut travailler d’après photos, ou se rendre sur place et rencontrer les protagonistes et croquer les décors. Mais il y a des articles pour lesquels le caractère réaliste du dessin n’est pas obligatoire. Il y a parfois des dispositifs fictionnels qui peuvent servir la narration mais il faut à tout prix éviter les ambiguïtés et, qu’à tout moment, le lecteur puisse distinguer ce qui est de l’ordre de la fiction ou de la réalité.
N.E. : Comment choisissez-vous les sujets des articles pour chaque numéro ?
A.M. : Avec une parution trimestrielle, les sujets ne peuvent coller à l’actualité immédiate. Ce sont des sujets qui ne doivent pas être périmés entre le moment où se prend la décision de les traiter, celui où dessinateur et journaliste y travaillent et celui où la revue paraît. Ce sont donc des sujets de société, cruciaux et contemporains mais pas liés à l’actualité immédiate même si c’est elle qui les a révélés. Il faut que leur intérêt ne s’épuise pas tout de suite ! Nous les choisissons dans un petit comité de rédaction puis nous les proposons aux dessinateurs qui ont envie de s’en emparer.
N.E. : Diriez-vous qu’il s’agit d’une revue « engagée » ?
A.M : Oui, nous ne sommes pas militants, mais il y a quelque chose de l’ordre de l’engagement, il s’agit de parler des choses pour les faire évoluer, voire les transformer. De mettre des coups de projecteur sur des sujets dont le traitement présente un caractère d’utilité publique, avec la sensibilité et la force que permet la bande dessinée. ■