Gérer un patrimoine d’exception
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Séduite par la beauté du Cap Ferrat, la baronne Béatrice de Rothschild (1864-1934), épouse de Maurice Éphrussi, acquit en 1905 sept hectares de terrain sur la partie la plus étroite de la presqu’île, l’un des sites les plus admirables de la Côte d’Azur. Cinq années de travaux titanesques ont été nécessaires à l’édification de la villa inspirée de l’architecture de la Renaissance italienne et à l’aménagement des jardins. Elle lègue en 1934 les jardins et la villa à l’Académie des beaux-arts. Elle y ajoute l’ensemble de ses collections, pas moins de cinq mille œuvres d’art. En 1937, la Villa est ouverte au public et donne une idée particulièrement vivante de ce que pouvait être la résidence d’une grande amatrice d’art à la Belle Époque.
Quelle renaissance pour la Villa et les jardins Ephrussi de Rothschild ?
Questions à Muriel Mayette-Holtz, de la section des membres libres, directrice de la Villa et des jardins Ephrussi de Rothschild
Propos recueillis par Lydia Harambourg, correspondante de la section de peinture, déléguée de la Lettre de l’Académie des beaux-arts
Lydia Harambourg : vous avez été élue directrice de la Villa et les jardins Ephrussi de Rothschild en 2022. Aujourd’hui ce lieu est appelé à connaître une nouvelle vie, ouverte sur un présent et sur l’avenir. C’est peu dire que votre responsabilité s’élargit à tous les domaines, allant de la conservation à la programmation culturelle, passant de la mémoire à l’inventivité.
Dites-nous ce qui vous a décidé à vous engager dans une mission pluri-disciplinaire où la création et l’interprétation qui vous sont familières, en tant que comédienne et metteuse en scène, constituent votre identité profonde.
Muriel Mayette-Holtz : Diriger un lieu de beauté est plus qu’enthousiasmant, car il nous faut à la fois l’entretenir, le magnifier, le partager, l’animer et le bousculer. Cette Villa que l’on serait tenté de laisser endormie, est un espace où le public peut s’enchanter, où les artistes ont droit de cité, où les collections sont reines, où les jardins triomphent. La diriger, c’est essentiellement trouver un équilibre entre ces diverses activités. Il nous faut donc écrire un projet fou qui respecte l’histoire en osant la compléter.
L.H. : Vous avez été administratrice de la Comédie-Française de 2006 à 2014. Cette expérience humaine intimement liée à un exercice culturel et artistique vécu au quotidien et à une programmation vous aide-t-elle dans vos nouvelles activités où la gestion, l’administration, sont souvent mêlées et restent indissociables des décisions patrimoniales et artistiques que vous êtes amenée à prendre ?
M.M-H. : Ce qui me porte le plus est d’être metteuse en scène, car pour une création il s’agit de construire un corps à la fois assez solide pour qu’il puisse se reproduire chaque soir, et assez souple pour que chacun des artistes qui compose le spectacle puisse se sentir libre. L’essentiel donc est d’organiser une équipe puissante, épanouie et travailleuse afin de réaliser nos ambitions.
L.H. : Comment voyez-vous la vie culturelle à Ephrussi ?
M.M-H. : Béatrice voulait que ses collections soient vues, mais que l’on garde aussi à la Villa sa dimension de salon, que l’on y croise des artistes. Il faut que ce musée soit aussi l’espace des jeux et de la création. Nous avons donc imaginé en hiver : les Jeudis de la Villa en organisant des dîners aux chandelles tous les jeudis soir en compagnie d’une personnalité qui vient nous livrer les secrets de son art ou de sa discipline. Nous fêtons les roses au printemps et tout l’été nous proposons au public les Nocturnes avec une programmation riche aux solfèges divers : musique, danse, théâtre, acrobatie, magie, etc.
L.H. : Quelle image souhaiteriez-vous donner de ce lieu magique, afin que le public en reparte avec une dynamique nouvelle, c’est votre souhait je pense, quel rêve voulez-vous éveiller ?
M.M.H : L’année 2024, année du Dragon de Bois dans l’astrologie chinoise, sera pour nous l’occasion d’une « Année Béatrice » dont j’admire chaque jour davantage la personnalité. C’est cette figure « libre » que nous souhaitons mettre en avant. La liberté, pour la Villa également, d’ajouter des activités de médiation, d’agrandir notre jardin en lui ajoutant un potager, de rédiger un nouveau plan de gestion scientifique et culturel, l’audace de proposer dans notre restaurant une carte aussi exigeante que maîtrisée et la volonté de réhabiliter les maisons Marchand et Accossato, de faire voyager nos collections, de dessiner le plan de restauration de la Villa et de consolider notre programmation culturelle.
L.H. : C’est tout l’enjeu de la renaissance de ce lieu qui ne doit plus être la belle endormie.
M.M-H. : Dès que nos trois ateliers auront pris place dans la maison Marchand, nous inviterons des paysagistes, des écrivains et des compositeurs à venir travailler à la Villa. Ainsi fidèle aux usages de l’Académie des beaux-arts, qui dans chacune de ses institutions développe des résidences d’artistes.
L.H. : Je rappelle que vous avez été directrice de la Villa Médicis de 2015 à 2018, première femme à diriger cette illustre institution. À ce titre, vous avez innové en ouvrant la Villa à des spectacles et en créant des résidences d’artistes. En 2016 vous avez créé le festival ¡Viva Villa! en association avec la Casa de Velázquez, et la Villa Kujoyama à Kyoto. Pensez-vous que cela puisse s’envisager à la Villa Ephrussi ?
M.M-H. : Tous les projets d’accueil d’artistes seront envisagés à la Villa dans les années prochaines. Même si au début, nous privilégierons l’écriture – car les ateliers sont modestes – ainsi que les paysagistes qui auront tout à gagner dans leur compagnonnage avec les jardins de la Villa.
L.H. : Envisagez-vous des échanges, établir des liens avec d’autres fondations ou institutions, créer des passerelles ?
M.M-H. : Bien sûr, et tout d’abord avec la région, riche en institutions culturelles. Il faut absolument faire circuler nos énergies et proposer au public des cohérences, comme cela se fait déjà avec la Villa Kérylos. Nous établirons également des liens avec les grands jardins de France, notamment celui de Versailles, et internationaux comme les jardins d’Este, ou les jardins botaniques royaux de Kew...
L.H. : L’été dernier, vous avez commencé par organiser des spectacles et des concerts dans les jardins d’Ephrussi qui, d’emblée, ont connu un vif succès auprès du public, enthousiasmé en découvrant les lieux ou les redécouvrant. Parlez-nous de ces événements.
M.M-H. : L’originalité de ces Nocturnes réside dans la proposition faite au public de librement venir s’asseoir sur la pelouse pour boire un verre, pique-niquer ou se promener et assister au spectacle. Pendant l’entracte il peut profiter aussi du musée, du jardin, et revenir assister à la représentation d’un autre point de vue. Cette organisation permet à chacun de se sentir libre, comme à la maison, dans une ambiance où l’échange avec les artistes est naturel. Les représentations elles-mêmes sont différentes, car on joue sous le ciel clément de la Méditerranée et l’on sent bien que cette proximité avec le public déplace aussi les musiciens, les comédiens... Un échange plus intime, envoûté par la beauté de la Villa et la douceur des nuits d’été.
L.H. : Après cette première programmation artistique, peut-on parler d’un futur festival d’art que vous souhaiteriez mettre en place à la Villa Ephrussi ?
M.M-H. : Dans l’avenir, et nous aurons l’occasion d’y revenir bientôt, la Villa sera le rendez-vous des artistes de la Côte d’Azur, où des paysagistes côtoieront les plasticiens, les écrivains au cours de ces dîners aux chandelles que nous partagerons avec le public. Il y aura des résidences d’artistes, nos jardins seront une référence internationale et nos collections seront appréciées par le monde entier.
L.H. : Une conservatrice vient d’être nommée, elle sera responsable des collections. De quel ordre sera votre collaboration ? Repenser une muséographie, un parcours, selon quelle programmation ? Une réflexion collégiale ?
M.M-H. : Oriane Beaufils vient de rejoindre notre équipe comme conservatrice. Toutes ensemble avec Nathalie Savignard administratrice, Laure Barthelemy-Labeeuw, Gvantsa Luarsabishvili, et tous nos collaborateurs, nous rédigeons un plan de gestion qui dessinera pour la Villa son projet du XXI e siècle. Une peau neuve – retrouvant sa couleur dorée d’origine – et une présentation muséale à la hauteur de la richesse des collections.
L.H. : Et puis il y a ces fabuleux jardins qui nous font voyager à travers le monde selon les essences, le dessin paysager. Un nouveau parcours ?
M.M-H. : Pour les jardins nous sommes en train d’organiser un parcours d’éclairage solaire afin de pouvoir s’y perdre la nuit. Il sera agrémenté non seulement d’un grand potager dont jouira notre restaurant, mais aussi d’un espace provençal historique. Sans oublier notre rêve : retrouver et reproduire la Rose Béatrice ! ■