Entretien avec Martine Lusardy, spécialisée dans l’étude de l’art brut et de ses apparentés, directrice du musée de la Halle Saint-Pierre depuis 1994
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Comment est née l’aventure de la Halle Saint-Pierre ?
Martine Lusardy : La Halle Saint-Pierre est née en 1986, de la réhabilitation d’un vieux marché en centre d’art pour dynamiser la vie culturelle du 18 e arrondissement, avec d’une part une collection d’art naïf et d’autre part un musée pour enfants. Ce projet s’est peu à peu essoufflé, et, en 1994, j’ai été missionnée pour concevoir et mettre en place un nouveau projet pour ce lieu. Après des discussions fructueuses avec les deux libraires de la Halle Saint-Pierre, je n’ai pas hésité longtemps... Mon choix s’est porté sur l’art brut, qui nous passionnait. Non seulement cela préservait le lien avec l’art naïf, mais cela a donné une véritable dynamique à la Halle Saint-Pierre en attirant l’attention du grand public sur cette « notion » à la fois concrète et mystérieuse, aux contours mal définis, qu’on appelle art brut. En 1995, la Halle Saint-Pierre présentait Art brut et Compagnie, la face cachée de l’art contemporain. Cette exposition réunissait pour la première fois six musées en un : cinq collections majeures de la deuxième génération de l’art brut autour de la collection-mère de Lausanne, dont le noyau remonte aux premières prospections de Dubuffet, à la fin des années 40. Une exposition bilan en somme en ce qui concerne la France, où les manifestations grand public concernant l’art brut et l’art singulier étaient alors suffisamment rares pour que l’exposition de la Halle Saint-Pierre ait un retentissement considérable. C’est depuis cette exposition, fondatrice d’un nouveau projet culturel, que la Halle Saint-Pierre occupe, en France et à l’étranger, une place unique dans l’histoire et l’actualité de l’art populaire contemporain.
La librairie a un rôle très important à la Halle Saint-Pierre. Dès le début et pendant longtemps elle a été la seule librairie spécialisée dans le domaine. Elle a élargi son fond en poésie, littérature, sciences humaines, psychanalyse, pour présenter les ouvrages sur la création en général ou en lien avec l’art brut. Elle est en contact avec les autres institutions et les collections privées afin d’être à jour des évènements en France et à l’étranger. C’est devenu une librairie de référence internationale.
N.E. : Quelle distinction faites-vous entre art brut et art naïf ?
M.L. : Avant Dubuffet, les œuvres réalisées par des autodidactes étaient désignées soit par art naïf, soit par « art des fous » lorsqu’elles étaient produites dans un contexte psychiatrique. Avec la notion d’art brut, Dubuffet dessine de nouvelles frontières de la culture et de la sensibilité. Pour lui l’art brut est la quintessence de la création artistique « où se manifeste la seule fonction de l’invention et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe ». Il insistait sur cette « opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir de ses propres impulsions ». Le créateur brut idéal tel que le rêvait Dubuffet n’a probablement jamais existé. Cependant certains personnages peuvent l’incarner, tant leurs ouvrages font preuve de liberté, de spontanéité, d’inventivité. Pour penser la différence entre l’art brut et l’art naïf il vaut mieux ne pas rester sur des questions de label ou de définitions rigides mais plutôt sur des questions de degré, de pôle, ce qui n’ôte pas la nécessité de définir les limites de l’un et de l’autre. L’art naïf reste dans l’orbite de l’art culturel par ses techniques, ses procédés et ses thèmes. C’est un art de représentation que les artistes « naïfs » traitent maladroitement, ce qui fait le charme de ces œuvres qui ont un pied dans la culture et l’autre dans la sauvagerie. L’art brut est complètement en rupture avec l’art culturel, en particulier avec ses finalités. L’art naïf a une tradition populaire, a ses écoles : les Haïtiens, les Sénégalais, les Yougoslaves, tandis que l’art brut est orphelin, inventé de toutes pièces avec des procédures toutes personnelles, et n’aura jamais de tradition. Séraphine de Senlis, Anselme Boix-Vives ou même Scottie Wilson ont été classés dans l’art naïf et sont désormais perçus plus proches de l’art brut depuis que Dubuffet nous a conduits à modifier notre regard.
N.E. : L’art brut est-il un concept ?
M.L. : « Art brut » n’a pas l’objectivité et la stabilité d’un concept. C’est un discours, une pensée subversive, révolutionnaire, celle de Dubuffet. Comme le souligne Michel Thévoz, « L’art brut finalement ne définit rien : c’est le nom de ce qui ne se laisse pas lier par une définition. Aussi serait-on tenté d’y voir l’amorce d’une libération ». C’est pour cela qu’il est efficient et toujours d’actualité. Qu’on veuille critiquer Dubuffet, réduire l’art brut à une collection, au projet idéaliste d’un peintre anti-conventionnel, ou nier la validité de la notion d’art brut, l’art brut ne cesse de questionner.
N.E. : Pourquoi ?
En associant des notions comme création, art, culture, folie, marginalité, l’art brut interroge le rapport de l’homme à la culture, à la société. Lisons et relisons Asphyxiante culture, ouvrage publié aux éditions Jean-Jacques Pauvert en 1968. Dubuffet y exprime ses positions : « Le mot culture est employé dans deux sens différents, s’agissant tantôt de la connaissance des œuvres du passé... et tantôt plus généralement de l’activité de la pensée et de la création d’art. Cette équivoque du mot est mise à profit pour persuader le public que la connaissance des œuvres du passé et l’activité créatrice de la pensée ne sont qu’une seule et même chose ». Le pouvoir intellectuel – allié du pouvoir social – exerce une sorte de violence en s’appropriant les valeurs de créativité et de liberté. Dubuffet dénonce le conditionnement et la déférence à la culture dont nous ne pouvons totalement nous affranchir. L’art brut est le projet de Dubuffet pour s’en libérer, comme il le dit c’est « le désir de s’en libérer ou, tout au moins, s’en distancer, le désir d’explorer, d’expérimenter, d’adopter des véhicules autres que celui que la culture nous a imposés (je veux dire : un autre regard sur le monde, une autre interprétation de celui-ci, un autre vocabulaire et, par suite, une autre forme de manipulation de ce vocabulaire, donc une autre pensée). Ce désir existe : il se rencontre chez certains – en plus ou en moins... »
Les auteurs d’art brut sont des personnes pour qui la notion d’artiste n’a pas de sens. Ils ont un rapport à l’art totalement autre que celui des artistes professionnels – c’est pour cette raison qu’on utilise le plus souvent les termes d’auteurs ou de créateurs. Ils sont totalement indifférents aux normes culturelles de la société dans laquelle ils vivent, au jugement qu’on peut avoir sur leurs œuvres, à leur valeur marchande ou à leur devenir. Cela pose donc problème de montrer ces œuvres qui n’étaient pas destinées à l’être, et plus encore de les vendre !
N.E. : En a-t-on le droit ?
M.L. : Oui c’est une vraie question. Dubuffet a nommé des œuvres qui jusque-là n’avaient pas d’existence artistique. En les nommant, il leur donne une valeur anti-culturelle, transforme leur statut, mais également le regard que nous portons sur elles. Paradoxalement, il les libère et dans le même temps les expose à la menace commerciale. Il aide à leur préservation via leur future institutionnalisation, mais les menace idéologiquement. Nombre d’œuvres d’art brut ont été sauvées de la destruction, d’autres ont été achetées et certaines données, donc confiées par leurs auteurs. Comment le contrat social de réciprocité du don et le contrat moral de confiance est-il respecté lorsque les œuvres sont ensuite vendues ? Aucune loi ne l’interdit sauf la loi morale en soi, c’est-à-dire l’éthique.
N.E. : Quelle valeur l’art brut conteste-t-il ?
L’art brut est l’art de l’homme du commun. C’est-à-dire l’homme de la communauté, en opposition à l’homme érudit, l’élite. Dubuffet soumet à la critique les valeurs esthétiques du beau, les valeurs sociales de la norme, les valeurs éthiques de la normalité, les valeurs anthropologiques de la culture. Valeurs auxquelles il n’oppose pas le laid, la subversion, la folie ou la nature, mais propose l’art brut. La grande force de Dubuffet, c’est d’avoir récusé le mode de pensée dualiste. Il rend l’opposition nature / culture ou art naturel /art culturel inopérante et invente un troisième terme : l’art brut. Un art donc qui s’invente contre le mythe des origines, contre l’histoire de l’art. L’art brut est une collection de singularités, ce n’est pas un mouvement, ni un moment de l’histoire de l’art. L’art s’y origine dans chaque œuvre.
N.E. : La culture serait donc préjudiciable pour la création ?
M.L. : Je ne poserais pas la question comme ça. Je suivrai Dubuffet pour qui il doit y avoir de la folie à la source de toute création, mettant ainsi en cause le primat de la raison dominante. Il faut admettre l’idée d’une folie spécifique à l’espèce humaine, qui est source d’innovation et de changement si on est capable de la gérer. Une folie qui n’est pas pathologique mais qui le deviendrait dès le moment où on voudrait la refouler. La culture devient asphyxiante lorsqu’elle vous fait capituler sur votre folie personnelle, vous oblige à vous aligner sur les normes et injonctions sociales.
N.E : Où en est l’art brut aujourd’hui ?
M.L. : En 25 ans, le paysage de l’art brut a considérablement changé. Il n’appartient plus seulement à une poignée d’enthousiastes et n’est plus réservé aux initiés. Il a été introduit dans les musées, les universités, les médias. Le marché de l’art et ses paramètres ont considérablement élargi la vision originale de Dubuffet. Bien sûr, nous pouvons immédiatement signaler les menaces qui découlent de la mise en lumière d’œuvres d’auteurs aussi insensibles aux valeurs collectives et si peu concernés par l’opinion publique. La spéculation du marché de l’art, l’opportunisme intellectuel pourraient bien dépouiller l’art brut de sa spécificité. Mais nous avons besoin d’une réflexion beaucoup plus profonde sur ce qui se passe depuis les dernières décennies. Le contexte artistique et culturel n’est plus le même qu’à l’époque de la première prospection de Dubuffet ; les grands inspirés fous, les mystiques et les solitaires marginalisés n’existent probablement plus et surtout ils ne sont plus considérés comme des modèles insurpassables. Nous avons cessé de penser que l’art brut est intouchable, figé dans le temps. Nous comprenons maintenant l’art brut ou l’art outsider comme une pensée vivante, ouverte et critique, même si la question de la spécificité de l’art brut ne doit pas être perdue de vue, et si le terme fourre-tout d’art outsider pose problème.
N.E : Et précisément à la Halle Saint-Pierre ?
M.L. : Nous n’avons pas de collection, je n’en voulais pas car je ne voyais pas l’intérêt de commencer en 1994 une collection institutionnelle. On ne peut faire mieux que la Collection de l’Art Brut de Lausanne, celle que Dubuffet a initiée en 1945, qui est historique et continue de prospecter et d’enrichir son fonds. Il y a d’autres collections publiques et privées qui œuvrent à la prospection et à la conservation de ce patrimoine « brut ». Nous nous sommes placés avec nos expositions temporaires dans une démarche qui questionnait la spécificité historique, culturelle et sociale de l’art brut et de l’art singulier. Il y a eu des expositions thématiques comme « l’art spirite, médiumnique et visionnaire », des monographies, des présentations de collections et surtout la recherche et l’étude des formes singulières de la création dans d’autres pays, essentiellement dans des cultures non-européennes et non-occidentales. L’intérêt aujourd’hui n’est pas de trouver des créateurs « indemnes de culture » - nous sommes le fruit d’une culture - mais plutôt de trouver comment des voies singulières, fortement individuelles, peuvent émerger dans toutes les cultures, quelles qu’elles soient. Par exemple je m’intéresse différemment à Bill Traylor maintenant. Il n’est pas que l’emblème du Black Folk Art américain, mais un artiste qui, au sein de la culture afro-américaine avec sa propre expérience de l’esclavage, a donné une vision totalement personnelle, inventive et inédite du monde. Je m’intéresse au fait que le handicap mental peut également, avec son dysfonctionnement d’expression et sa perturbation des codes culturels, enrichir le patrimoine de l’art brut. L’art brut au Japon, que deux expositions ont permis de découvrir à la Halle Saint-Pierre, nous donne la preuve d’une richesse et d’une diversité étonnantes dans ce domaine.
N.E. : Y a t-il évolution dans l’œuvre de ces artistes ?
M.L. : Oui bien sûr. La plupart sont autodidactes et souvent l’œuvre surgit dans l’enfermement. Il n’y a pas d’émulation, et de ce fait l’évolution n’est pas le produit d’une influence extérieure mais le fait de progressions, de régressions ou de bouleversements intérieurs.
N.E. : Quel est le rapport de l’art brut et de l’art contemporain ?
M.L. : L’art brut n’est plus une sorte d’avant-garde parallèle, marginale et exclue des circuits habituels de l’art contemporain. C’est pourquoi la polémique sur son inclusion dans des expositions d’art contemporain est, à mon avis, improductive. Cependant ce crossover ne peut avoir lieu qu’au prix de certains cloisonnements. En effet il y a autant de distance entre une machine de Heinrich Anton Müller et une sculpture méta-mécanique de Jean Tinguely, entre un assemblage de Bispo do Rosario et un ready-made de Duchamp qu’entre un masque africain et Les Demoiselles d’Avignon. Cela signifie que ces confrontations d’ordre esthétique ne peuvent pas faire abstraction des cadres psychologiques et sociaux par lesquels on appréhendait autrefois le créateur d’art brut. La création pour l’auteur d’art brut est une pratique existentielle et hautement privée, c’est une nouvelle logique pour rendre le monde intelligible. Si l’art brut et l’art contemporain transgressent les frontières de l’art, l’art contemporain produit intentionnellement provocation, malaise, alors que l’art brut produit des objets comme expressions d’une intériorité individuelle. L’art brut et ses dérivés ne sont pas opposés à l’art contemporain. Ils communiquent même avec lui, mais comme des plans radicalement contraires communiquent. J’aime cette formule de Régis Debray dans Vie et mort de l’image : « L’esprit contemporain voudrait que « l’œil existe à l’état sauvage » mais, dans le même temps, qu’il sache décoder l’image brute comme fragment d’un discours sur les fins dernières. [...] Sous son projet avoué, « l’art égale la vie », se cache cette ambition contradictoire, démesurée : cumuler les prestiges de la sensation et ceux du langage, le retour à la texture et l’exégèse textuelle. Nos vieux bébés - puisque tout artiste est un enfant - rêvent de joindre l’émotion du cri primal et l’interprétation conceptuelle de leur cri. »
N.E. : Faut-il choisir entre art culturel et art brut ?
M.L. : Pourquoi choisir ? Il vaut mieux considérer dans une optique pluraliste qu’il y a d’une part la voie culturelle, qui tire sa richesse d’une dialectique sociale complexe. Les artistes professionnels héritent d’un patrimoine culturel, ils sont initiés à des codes et des normes qu’ils adoptent, rejettent ou subvertissent, mais ils y sont confrontés. Ils aspirent à communiquer et à se confronter à l’attente du public et au jugement des instances de légitimation, qui entrent en ligne de compte dans les paramètres de leur création. De l’autre côté, l’expression asociale dite « brute », où la culture et la communication n’agissent pas ou peu. Nous avons deux voies distinctes qui aboutissent à des résultats distincts eux aussi, avec comme toujours quelques chemins de traverse balisant le champ dit « Neuve Invention ». Le choix est ailleurs. Refuser le faux art brut qui, comme l’art naïf d’aéroport est inauthentique, fabriqué pour obéir à une logique commerciale, tout comme un certain kitsch avant-gardiste promu par des instances officielles et financières. Ma proposition serait donc art brut ou art culturel tant qu’ils se maintiennent à distance d’une culture hégémonique, industrielle, commerciale, construite dans le but de divertir la planète.