Entretien avec Jean-Baptiste Levée, créateur de caractères, représentant de la France à l’ATypI (Association Typographique Internationale)
Sabine Millecamps : Quelle est la part de la longue histoire de la typographie dans ton travail de création ?
Jean-Baptiste Levée : En 2014, on dessine des caractères pour qu’ils s’inscrivent dans un environnement graphique actuel. Faire de la typo patrimoniale, au sens vraiment historique du terme, n’a pas d’intérêt sauf si elle est transposée consciemment dans un contexte contemporain et que l’on rebondit sur l’histoire pour produire de nouvelles formes, non pas pour regarder en arrière.
La dimension historique et documentaire est indispensable, elle permet d’éviter la recopie servile, le plagiat par méconnaissance et d’enrichir ses références visuelles, son vocabulaire de formes. Elle a une part importante dans mes projets, mais c’est d’abord une exigence personnelle. On ne me la demande pas.
S. M. : Comment s’élabore l’adéquation entre la commande et le résultat ?
J.-B. L. : Quand un projet se présente, la première étape est d’essayer de décourager le client de commanditer un caractère, pour tester sa motivation : les projets de création de caractères sont longs et coûteux, très techniques ; si le client est juste tiède et à peine enthousiaste, ça ne sert à rien. C’est également obligatoire pour être sûr que sa demande ne peut pas être résolue par des caractères déjà existants, sinon ce serait une espèce de business cynique qui consiste à vendre du sable à des Bédouins, et cela ne m’intéresse pas.
Il est primordial d’avoir des interlocuteurs qui comprennent l’intérêt, le rôle de la typo, mais qui en plus sont capables de vous cravacher, de donner des contraintes, de poser des délais. La typographie souffre de l’inefficacité parce qu’elle est très chronophage : il faut passer 90 % de son temps au développement pour les 10 % excitants de création !
À chaque fois la qualité de la réponse, si elle est présente, n’est qu’un reflet de la qualité de la collaboration.
L’Orchestre de Paris, par exemple, voulait un caractère moderne, parisien, et musical ; ça a fait « tilt » dans la première demi-heure de la première réunion.
Pour une identité de marque dans le domaine de la culture, il faut proposer un système qui fonctionne en édition papier, en publicité, et sur le web, etc. On a travaillé d’arrache-pied pendant tout un semestre pour produire une famille de 45 styles qui nous semblait être la palette d’outils dont avait réellement besoin l’Orchestre de Paris. Je dis « on » parce que c’est impossible à faire tout seul : j’ai fait les premières esquisses qui posaient les clés de voûte et les contreforts de la famille, puis j’ai travaillé avec Yoann Minet, Mathieu Réguer, Laurent Bourcellier, plus Roxane Gataud qui a redessiné, pour l’amour de l’art, les ornements de Fournier !
« Il y a plus de bons graphistes que de bons clients » comme le disait Paul Rand. Il y a un vrai manque de formation à la commande qui devrait être enseignée dans les écoles de commerce, et toutes celles qui forment les futurs commanditaires des designers.
Le CNAP vient de sortir le Guide de la commande en design graphique, il faut que ce livre soit diffusé et lu parce que le problème est aussi au niveau de la qualité de la commande.
S. M. : Comment se structure la communauté du graphisme ?
J.-B. L. : Il y a 50 ans, on avait l’ATypI, les Rencontres de Lure, qui étaient, comme elles le sont toujours maintenant, un réservoir de réflexion. Aujourd’hui il manque un vrai syndicat fort, puissant, qui soutienne les intérêts des designers indépendants pour des choses très pragmatiques comme l’accès à la Sécurité sociale, le droit à la retraite, une fiscalité spécifique et défende aussi le fait que le design soit une activité professionnelle économiquement viable. Après 5, 6, 7 ans d’études, il n’est pas normal d’avoir à quémander pour participer à un appel d’offres qui va demander une semaine de travail pour 300 euros de rémunération.
Les écoles entretiennent le fantasme de la commande culturelle, c’est un comportement dangereux : ça correspond à une infime fraction des images produites en France, on se focalise là-dessus parce que c’est une forme flatteuse. Les étudiants sortent des écoles et se cassent les dents parce qu’ils se rendent compte qu’il n’y a pas tant de théâtres que ça, que les budgets sont limités et liés à des contraintes parfois bizarres, et là, il devient compliqué de faire un travail de qualité.
Il faut aller là où le design n’est pas présent notamment dans certains milieux industriels.
Quand on travaille pour des fabricants de compteurs de taxis ou des décodeurs de TV satellite, on touche un public de manière invisible mais bien plus vaste. Pourtant, il faut du courage pour aller trouver ces clients moins attrayants !
Il y a de nombreux dessinateurs de caractères, ça s’enseigne en un an ou deux ; mais très peu de créateurs de caractères. Frank Jalleau disait pendant mes études « Il faut dix ans pour être type designer ». Effectivement...
S. M. : Quels noms aimerais-tu sortir de l’ombre ?
J.-B. L. : Il y a ceux qui resteront encore un bon moment dans l’ombre comme Maître Constantin qui a gravé des caractères attribués à Garamont. Le travail autour de Fournier a permis d’exhumer ce qu’avaient fait Joseph Gillé et Gando au XVIIIe.
On peut aussi parler de tous ces graveurs anonymes de la fin du XIXe et début XXe, ceux qui ont fait les premiers elzévirs dans les fonderies françaises, le travail de la fonderie Mayeur, de la fonderie Turlot, de la fonderie Renault, elles ont publié des caractères qui ne seront jamais signés et qui n’ont pas encore fait l’objet d’études aussi bien documentées que les fonderies du XXe siècle. Aux Pays-Bas, outre le rayonnement de Fleischman, Dirk et Bartholomeus Voskens firent de très beaux romains qui attendent d’être redécouverts.
Sabine Millecamps, novembre 2014
Production Type : www.productiontype.com
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