L'art de l’ellipse

Entretien avec Loo Hui Phang, écrivaine, scénariste et réalisatrice, Prix René Goscinny 2020 (Éd. Futuroplis) pour Black-Out, dessins Hugues Micol

Propos recueillis par Nadine Eghels

 

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Couverture et planches de “Black-Out”, 2021, roman graphique de Loo Hui Phang dessiné par Hugues Micol. Véritable relecture du mythe du cinéma américain par le prisme des minorités, Black-out donne à voir la dimension politique et sociale des productions hollywoodiennes. © Éd. Futuropolis

 

 

Nadine Eghels : Quel est votre parcours, comment êtes-vous arrivée à la bande dessinée ?

Loo Hui Phang : Par le hasard des rencontres. J’ai suivi des études de Lettres Modernes et de Cinéma. J’avais lu la biographie de François Truffaut par Serge Toubiana et Antoine de Baecque, lecture qui m’a amenée à bifurquer vers le septième art. Suzanne Schiffman, la scénariste de Truffaut et sa première assistante, a accepté de m’apprendre à écrire un scénario de cinéma. De manière informelle, elle m’a généreusement transmis les bases. Étant elle-même autodidacte elle avait tout appris sur le tas. Cela m’est resté, j’ai moi-même tout acquis par la pratique et l’expérimentation. Plus tard, j'ai rencontré une bande d'auteurs, ceux-là mêmes qui constituaient la Nouvelle Bande Dessinée (Jochen Gerner, David B, Dupuy-Berberian, Blutch...), avec qui je suis devenue amie. L’un d’eux, Jean-Pierre Duffour, m’a demandé d’écrire avec lui des livres pour enfants, publiés chez Casterman, puis Hachette.  C’est avec La minute de bonheur, ma première bande dessinée (collection Patte de mouche à L’Association), que je suis entrée dans le monde de l’édition. J’ai ensuite voulu me lancer dans quelque chose de plus ambitieux et j’ai imaginé un roman graphique. Pour cette histoire, je cherchais un dessinateur à la ligne très épurée. Je l’ai trouvé en Belgique : Cédric Manche, du collectif L’Employé du Moi. Ensemble nous avons sollicité un éditeur suisse, Atrabile, et nous avons créé Panorama qui est sorti en 2004. Les choses se sont enchaînées ensuite et je me suis consacrée entièrement à l’écriture. Je suis toutefois revenue au cinéma quand j’ai rencontré des producteurs qui avaient lu Panorama et désiraient en faire un film.  C’est un univers tellement particulier que, selon eux, personne d’autre que moi ne pouvait l’adapter. J’ai donc réalisé le moyen métrage Panorama (59 minutes) coproduit et diffusé par Arte. J’ai adoré le travail d’équipe sur le terrain et l’inconfort du tournage. Par la suite, j’ai toujours cherché à renouveler cette expérience du collectif, pas seulement au cinéma mais aussi dans des spectacles vivants et des performances.

 

N.E. : En ce qui concerne la bande dessinée, est-ce maintenant votre occupation principale, ou une des voies que vous arpentez ? Comment vivez-vous cette transversalité ?

L.H.P. : Ces dernières années le spectacle vivant a pris plus de place. En 2012 j’ai publié un roman graphique chez Futuropolis, Les enfants pâles, avec Philippe Dupuy. Un metteur en scène m’a proposé d’en faire une adaptation scénique pour la Compagnie Sans souci. Je découvrais une autre forme d’écriture. J’ai réécrit entièrement l’histoire, pendant les répétitions, en me nourrissant du travail de plateau. C’était une forme assez hybride, avec des comédiens, des musiciens et des marionnettes sur scène. Le compositeur créait la musique pendant les répétitions également. On testait le résultat au plateau, on recommençait, etc. Comme une matière qu’on sculpterait à plusieurs. Par ailleurs, cela désacralisait l’écriture : on enlève du texte à certains endroits, on en rajoute à d’autres, on s’adapte, on écrit sur mesure pour les comédiens, en tenant compte de leur présence physique, de leur diction... C’est un travail collectif où on doit s’écouter les uns les autres et équilibrer nos voix, ce qui est extrêmement stimulant. J’ai ensuite collaboré avec un autre metteur en scène Jean-François Auguste. Notre pièce, Tendres fragments de Cornelia Sno, a été jouée plus de 150 fois, dans plusieurs scènes nationales, jusqu’à Taiwan, et continue de tourner.

 

N.E. : Le rapport à l’image est-il présent dès le début dans votre écriture ?

L.H.P. : Oui je suis très visuelle, et je m’intéresse particulièrement à la photo, à la fois la mémoire de l’instant et travail sur le temps révolu. Comme le décrit Roland Barthes dans La chambre claire, la photo rend compte d’un temps déjà mort mais qui persiste visuellement. Que voit-on exactement? L’émotion de l’environnement de cette image. Et je pense que pour l’écriture c’est la même chose. C’est une photographie d’une émotion, d’une énergie, à un moment donné.

 

Billy The Kid de Kat Onoma (1992, Dernière Bande)
Spectacle issu du concept-album “Billy The Kid” de Kat Onoma (1992, Dernière Bande), musique live par Rodolphe Burger et Julien Perraudeau, scénario et films de Loo Hui Phang, dessin live par Fanny Michaëlis et Philippe Dupuy.
Pulp Festival de La Ferme du Buisson (Noisiel) - Cité de la Musique et de la Danse de Strasbourg (festival Musica)

 

N.E. : Comment passez-vous ensuite à l’écriture romanesque, donc sans image du tout ?

L.H.P. : C’est encore autre chose! En 2019, Actes Sud a publié mon premier roman, L’imprudence. C’est une histoire que je porte en moi depuis une vingtaine d’années. Il s’inspire d’un événement personnel : la mort de ma grand-mère au Laos et mon voyage de deuil. Il s’agit d’une re-création, avec des personnages fictifs. J’ai voulu fixer par l’écriture l’étrangeté d’un sentiment : celui de perdre, à 10 000 km de distance, une personne essentielle mais presque étrangère. En effet, dans ma mémoire consciente, j’ai connu ma grand-mère en tout et pour tout douze jours. Mais ces douze jours ont une résonance extraordinaire. Par ailleurs, elle était très présente dans la mythologie familiale. C’était un personnage puissant. Retourner dans la maison où elle avait vécu, où j’avais habité durant la première année de ma vie, était bouleversant. C’était tellement intime que je ne pouvais partager ce projet avec personne d’autre. Il n’y avait que moi pour rendre compte de cette histoire, et la forme romanesque s’est donc imposée.

 

N.E. : La pratique de la bande dessinée a-t-elle néanmoins influencé votre écriture pour ce roman ?

L.H.P. : J’ai pu écrire ce roman vingt ans plus tard parce que j’avais accumulé toutes ces expériences d’écriture. Il m’a fallu passer par plusieurs bandes dessinées, des expériences cinématographiques, par la scène, pour assouplir ma pratique de l’écriture. Au cinéma c’est la forme la plus synthétique qui est requise. J’y ai appris à condenser, à faire exister des personnages en quelques traits.

 

N.E. : Comme le fait un dessinateur de roman graphique...

L.H.P. : ... oui la bande dessinée, c’est l’art de l’ellipse. On ne raconte pas tout et c’est au lecteur d’imaginer ce qui se passe entre les cases. L’ellipse est un des éléments que j’utilise le plus dans mon écriture en général : je dégraisse au maximum.  Je veux écrire au plus près de l’os, c’est ce qui me motive : exprimer le plus de choses en le moins de mots possible. Jean Gruault, l’un des scénaristes de François Truffaut, citait Orson Welles travaillant au script de La splendeur des Amberson : « il faut faire entrer trois litres de liquide dans une bouteille d’un litre ». C’est exactement ce que je cherche à faire. L’écriture romanesque a bénéficié de cette expérience de l’ellipse, du non-dit : je ne raconte que la moitié de l’histoire, je laisse le reste au lecteur. C’est une manière de l’impliquer émotionnellement, de lui faire ressentir ce qui n’est pas dit mais juste suggéré.

 

Trois ombres, spectacle adapté du roman graphique de Cyril Pedrosa (2007)
“Trois ombres”, spectacle adapté du roman graphique de Cyril Pedrosa (2007) par Loo Hui Phang, mise en scène Mikaël Serre. 
Production la Ferme du Buisson - scène nationale de Marne-la-Vallée

 

N.E. : La bande dessinée, c’est aussi le dessin ! Êtes-vous familière de ses techniques, cela a-t-il été compliqué de les apprivoiser ?

L.H.P. : Enfant, mon premier souhait était d’être dessinatrice, et plus particulièrement créatrice de mode. Je dessinais énormément, mais mes parents n’ont pas voulu que j’intègre l’École des Beaux-Arts, pensant que je ne trouverais jamais de travail. Je me suis concentrée sur l’écriture et ne l’ai jamais quittée. Aujourd’hui, ma pratique du dessin est quasi inexistante mais il me semble j’ai une approche du scénario proche de celui d’une dessinatrice. Je réfléchis en images. Je sais regarder les dessins.

 

N.E. : Est-ce vous qui découpez l’histoire, qui définissez le cadre, ce qui d’une certaine manière vous ramène au cinéma ?

L.H.P : Je l’ai beaucoup appris dans mes études de cinéma théorique sur la sémantique de l’image et la valeur du plan. Mais dans mes scénarios je ne découpe pas, car ce serait brider le dessinateur. La mise en scène et le découpage c’est l’ADN du dessinateur, son souffle. Je lui donne des indications de cadre car cela influence la réception du texte : une parole dite en gros plan n’a pas le même impact émotionnel qu’en plan large ou hors-champ. Quand j’écris, j’ai mon film dans la tête avec la musique, les parfums, les mouvements de caméra... Je le raconte au dessinateur de manière à ce qu’il puisse visualiser. Parfois je lui donne même une bande son. Mais s’il veut retranscrire une séquence d’une autre manière que celle décrite dans le scénario, avec une mise en scène différente, il est libre du moment qu’il suscite la même émotion.

 

N.E. : Quand vous voyez les dessins, comment réagissez-vous si justement ils ne correspondent pas au film que vous avez dans la tête, par exemple en ce qui concerne le physique des personnages ?

L.H.P. : Je choisis mes dessinateurs, je sais avec qui je vais travailler donc j’écris aussi en fonction de leur type de dessin. Il y a des dessins plus ou moins bavards, plus ou moins réalistes, ils expriment des choses très différentes et dégagent des énergies singulières. J’écris mon histoire en tenant compte du style graphique. Je choisis des dessinateurs dont le dessin correspond à l’effet que je veux susciter avec cette histoire. Je m’adapte, c’est du sur-mesure pour chacun!

 

Extrait de Nuages et Pluie
extrait de “Nuages et Pluie”, récit de Loo Hui Phang, dessin de Philippe Dupuy. © Éd. Futuropolis

 

N.E. : Comment se passe la création des personnages ?

L.H.P. : Nous faisons au préalable le « casting ». Je décris des physiques, le dessinateur fait des propositions de silhouettes, de visages et on se met d’accord. C’était très important particulièrement pour L’odeur des garçons affamés, un western que j’ai écrit pour Frederik Peeters. Il y a une histoire d’amour entre le héros et un personnage androgyne. Cette ambiguïté physique interroge la nature de la relation. Il nous fallait réussir l’équilibrage du désir. Cette tension entre eux était délicate à installer car tout le récit reposait sur elle. Nous avons passé  des semaines à établir la physionomie des personnages, et Frederik n’a pu commencer à dessiner que lorsque nous l’avons trouvée.  

 

N.E. : Que ressentez-vous lorsque vous découvrez les dessins ?

L.H.P. : J’ai mon film dans la tête mais j’ai aussi envie d’être trahie, de découvrir quelque chose que je n’attendais pas, car cela signifie que le dessinateur s’est vraiment approprié le texte et y a projeté ses propres visions. Lorsqu’il en a fait autre chose, est allé plus loin que ce que j’avais prévu, je ne suis jamais déçue. Je choisis des dessinateurs avec des univers singuliers, des personnalités très fortes, parce que je sais qu’ils vont dépasser mes attentes et me surprendre. Respecter mon texte et en même temps le prolonger. Et c’est alors magnifique parce qu’à la fois je m’y retrouve, et je trouve quelque chose en plus. La confrontation de son dessin et de mon texte crée une troisième entité, un troisième auteur en fait, qui est le mélange de nous deux.

 

N.E. : Quels sont vos prochains projets ? bande dessinée, roman, théâtre ?

L.H.P. : Tout ! J’écris mon deuxième roman, ma prochaine bande dessinée, et j’ai un spectacle, Jellyfish, qui n’attend que l’ouverture des théâtres pour rencontrer le public. Il s’agit d’une pièce de théâtre, toujours en collaboration avec Jean-François Auguste, avec une bande originale composée par Joseph d’Anvers. Et puis un autre spectacle hybride entre cinéma, dessin et musique live se prépare. Je continue à marcher sur plusieurs voies, en alternant création solitaire et engagement collectif. J’ai besoin de faire des choses différentes chaque fois car je crains de m’ennuyer... J’aime l’inconfort, c’est le confort qui me fait peur !