Par Jean Clottes, préhistorien, conservateur général honoraire du patrimoine, spécialiste de l'art préhistorique du Paléolithique.
“Toutes les grottes ornées sont des sanctuaires : en prenant le mot “sanctuaire” dans son sens large. La décoration des grottes n’est pas plus gratuite que celle des cathédrales. On ne connaît aucun grand monument ancien, dans toutes les civilisations, qui ne soit un palais ou un temple. Lascaux ne pouvait pas être un palais, mais c’était à coup sûr un temple”. (1)
Ce n’est que depuis un siècle (1902) qu’il est admis que les grottes ornées étaient des sanctuaires attribuables à d’anciennes humanités. L’acceptation de leur grande antiquité n’est pas allée de soi. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs archéologues visitèrent des cavernes ornées et se posèrent des questions sur ces images, mais sans franchir le pas. Par exemple, un préhistorien ariégeois, le Dr. Félix Garrigou, vit les peintures de Niaux aux alentours de 1861, s’en étonna et nota alors dans ses carnets :
"Il y a des dessins sur la paroi ; qu’est-ce que cela peut bien être ?”, avant de les oublier jusqu’à leur découverte officielle en 1906. Cette date tardive n’est pas due au hasard. Bien qu’Altamira, en Espagne, ait été découverte et signalée dès 1879 par Marcelino Sanz de Sautuola, qui en admit l’authenticité et le caractère paléolithique, et que d’autres eussent suivi en France en cette fin de siècle (Pair-non-Pair en Gironde, Marsoulas dans la Haute-Garonne, Chabot dans le Gard, La Mouthe en Dordogne), il fallut attendre la révélation de Font-de-Gaume et des Combarelles (Les Eyzies-de-Tayac, Dordogne) pour que les contempteurs de l’art préhistorique changent d’avis. Ce n’est qu’en 1902 que l’art des cavernes paléolithiques fut admis, lorsqu’Émile Cartailhac publia son célèbre Mea culpa d’un sceptique.
Après ces débuts tumultueux, les découvertes se multiplièrent et il s’en fait encore quasiment chaque année. Certaines ont marqué les esprits et la science. Lascaux, révélée en 1940, frappa les esprits par la magnificence de ses peintures. Cosquer (1991) doit sa renommée à sa situation insolite puisque l’entrée de la grotte se trouve à 37 mètres sous le niveau actuel de la mer. Quant à Chauvet-Pont-d’Arc (1994), ses peintures sophistiquées furent datées par la méthode du radiocarbone d’environ 35 000 ans, ce qui changea la conception classique d’une évolution progressive de l’art.
Actuellement on connaît environ 400 sites ornés, en très grande majorité (environ 95 %) en France et en Espagne. Les autres ont été découverts au Portugal, en Italie, en Angleterre, en Roumanie et en Russie. En général, on distingue quelques grands groupes plutôt qu’une dispersion des sites. Le plus important de ces groupes en France est celui du Périgord/Quercy, suivi de ceux des Pyrénées et de la basse vallée de l’Ardèche. En Espagne, la côte cantabrique rassemble la majorité des grottes ornées mais on en connaît également sur la Meseta et en Andalousie. Des choix ont été faits et bien des grottes propices ont été ignorées. Par exemple, dans les Pyrénées, les grottes ornées abondent sur le versant français et sont rarissimes sur le versant espagnol.
Cet art a été le plus souvent réalisé dans des cavernes profondes, où il s’est le mieux conservé, d’où son nom, mais pas seulement. En effet, un art de plein air comprend à peu près le même nombre de sites que celui réalisé dans les ténèbres totales. Le plus souvent, il s’agit d’abris et ceux-ci ont été fréquemment habités. L’art y avait-il une valeur ou une signification différente de celui des cavernes ? La question peut se poser, car si l’art des profondeurs était généralement respecté, il n’en allait pas de même de celui des abris où les détritus des habitats finissaient souvent par recouvrir les parois ornées (Le Placard, en Charente ; Gourdan en Haute-Garonne).
Autre type de localisation : les roches en extérieur. En France, on ne connaît qu’un seul site, le rocher gravé de Campome (Fornols Haut, Pyrénées-Orientales). En revanche, la Péninsule ibérique en possède un certain nombre, tant en Espagne (Siega Verde, près de la frontière avec le Portugal ; Piedras Blancas en Andalousie) qu’au Portugal, où des milliers de gravures ont été découvertes à Foz Côa (photo 1, à gauche). Avec ces exemples, on touche du doigt les changements dus aux éléments et au passage du temps. Sur les sites extérieurs, on ne connaît généralement que des gravures, beaucoup plus résistantes que les peintures. En outre, leur présence exclusive dans la partie la plus méridionale de l’Europe n’est certainement pas due au hasard. Cela signifie qu’il a dû y avoir un nombre bien plus important de sites ornés que ceux que nous connaissons.
Cela ne devrait pas étonner car la création de cet art si particulier s’étale sur environ 25 000 ans (de 37 000 à 12 000 avant nous), couvrant la fin de la dernière glaciation (Würm) et se terminant avec elle. Les spécialistes ont distingué diverses périodes selon les cultures paléolithiques définies (de l’Aurignacien au Magdalénien, en passant par le Gravettien et le Solutréen), mais cet art partage l’essentiel de ses caractéristiques, du plus ancien au plus récent et quelle que soit sa localisation en Europe.
Partout, en effet, on constate l’abondance des animaux et des signes géométriques, ainsi que la rareté des humains et l’absence totale d’éléments de l’environnement tels que les astres, les arbres, les montagnes ou les cours d’eau.
Les signes géométriques sont des symboles dont nous n’avons pas la clef. Certains sont propres à une culture ou à une époque (les claviformes magdaléniens, faits d’une barre verticale avec un renflement sur l’un des côtés supérieurs), d’autres, les plus simples (ensembles de points, traits), se retrouvent du début à la fin de l’art pariétal et dans tous les groupes.
Quant aux animaux, la plupart sont de grands herbivores (chevaux, bisons, aurochs, bouquetins, biches et cerfs, mammouths, rhinocéros laineux), mais on trouve aussi des félins (lion et panthère des cavernes) et des ours. Les poissons et les oiseaux sont rares et les insectes inexistants. Les grands animaux sont souvent représentés avec une véracité qui force l’admiration (Lascaux, Chauvet-Pont d’Arc, photo 2, à gauche).
Les rares humains, presque toujours incomplets et peu naturalistes, contrairement aux animaux, sont souvent réduits à un segment corporel, comme la tête ou les mains (positives quand elles sont chargées de pigment et appliquées sur la paroi ou négatives quand leur auteur souffle de la peinture sur la main collée à la paroi, photo 3, à gauche).
Enfin, certaines représentations présentent des caractéristiques à la fois humaines et animales. Ces êtres composites, dont le plus célèbre est le “Sorcier” des Trois-Frères (Ariège), se retrouvent à toutes les époques du Paléolithique et en renforcent l’unité.
Ces images peuvent être gravées, dessinées ou peintes, sans que l’on sache si des significations particulières s’attachaient aux techniques. Les gravures, en fonction de la dureté de la roche, sont parfois très fines (Les Trois-Frères) ou au contraire larges quand elles ont été réalisées au doigt sur une surface molle (Chauvet-Pont d’Arc). On connaît quelques cas (Niaux) de gravures sur l’argile du sol. De nombreux dessins noirs ont été faits avec les charbons des torches, généralement du pin sylvestre. La peinture est le plus souvent noire (bioxyde de manganèse à Lascaux) ou rouge (oxydes de fer), bien plus rarement jaune (Lascaux, Chauvet-Pont d’Arc). La technique la plus difficile était certainement la sculpture. On connaît quelques sculptures sur argile, tels les célèbres bisons d’argile du Tuc d’Audoubert. Les sculptures sur parois, peu fréquentes, ne se trouvent qu’à la lumière du jour, car elles exigeaient beaucoup d’efforts et de temps (Cap-Blanc, en Dordogne).
Pourquoi cet art ? Depuis un siècle, l’art pariétal a fait l’objet de diverses tentatives d’explications, toutes abandonnées, que ce soit l’art pour l’art, le totémisme, la magie de la chasse de l’Abbé Breuil ou les théories structuralistes d’André Leroi-Gourhan et d’Annette Laming-Emperaire. Depuis quelques années, une explication proposée fait référence aux mythes. Il est vraisemblable, en effet, que les auteurs des peintures et gravures représentaient des thèmes directement issus de leurs mythes. Mais c’est repousser le problème, puisque cela n’explique pas le grand nombre de sanctuaires souterrains. Aller sous terre, c’était braver les peurs ancestrales, s’aventurer dans le royaume des esprits et partir à leur rencontre. L’analogie avec le voyage chamanique est flagrante, mais le périple souterrain dépassait de très loin l’équivalent métaphorique de ce voyage : c’était sa concrétisation dans un milieu où l’on se déplaçait physiquement et où les esprits étaient littéralement à portée de la main. L’hypothèse explicative la plus plausible serait donc que ces rites avaient lieu dans le cadre de religions de type chamanique, d’autant plus que le chamanisme est la religion très majoritaire chez les peuples chasseurs-collecteurs et qu’il couvrait jusqu’à des dates relativement récentes tout le nord de la planète.
1- André Leroi-Gourhan, in Les Racines du Monde. Entretiens avec Claude-Henri Rocquet. Paris, Belfond, 1982.