C’est tardivement que la notion de beauté est devenue un concept pour le christianisme. Empruntés à la philosophie antique, les transcendentaux, c’est-à-dire les propriétés les plus universelles qui transcendent toutes les divisions de l’être, inventoriés par les théologiens médiévaux sont, en plus de l’être (ens) : la chose (res), l’un (unum), le vrai (verum), le bon (bonum). L’être et l’un renvoient au monde – et les deux facultés de l’âme, l’intelligence et la volonté saisissent le monde, respectivement, selon le vrai et le bien. Il n’y a pas de place pour le beau : les plaisirs contemplatifs sont réduits à la contemplation certaine du vrai ; les représentations artistiques sont destinées à soutenir la piété ou perpétuer la mémoire, il y a une « histoire de l’art avant l’époque de l’art » (1). La sculpture et la peinture faisaient partie des arts serviles, et la musique appartenait aux arts libéraux, où elle voisinait avec l’arithmétique et la logique.
Le mot « esthétique » mit du temps à passer du latin (et l’allemand) au français : ce ne fut qu’en 1835 que le Dictionnaire de l’Académie l’admit comme « la Science qui a pour objet de rechercher et de déterminer les caractères du beau dans les productions de la nature ou de l’art ». Entre la première édition (1818) Du vrai, du beau, du bien et sa réédition de 1853, Victor Cousin corrige la vive originalité de sa pensée et réintroduit Dieu comme principe de la beauté, « auteur du monde physique et père du monde intellectuel et du monde moral ».
Mais il appartient au théologien suisse Hans Urs von Balthasar d’avoir entrepris « une esthétique théologique » : la vérité inaccessible de Dieu est révélée par l’unique « figure » du Christ. La manifestation du Fils modifie l’économie du visible. Il ne s’agit plus de représenter les dieux du paganisme : tout l’art chrétien est à la croisée du visible et de l’invisible. Le paradoxe de l’Incarnation conduit au paradoxe de la Crucifixion : la gloire (doxa) se manifeste dans l’abaissement et la mort.
Comme dit saint Irénée (IV, 20, 7), le Fils, le Verbe divin a sauvegardé « l’invisibilité du Père pour que l’homme n’en vînt pas à mépriser Dieu et qu’il eût toujours vers quoi progresser, et en même temps, [il rendit] Dieu visible aux hommes par de multiples ‘économies’ de peur que, privé totalement de Dieu,l’homme ne perdît jusqu’à l’existence. Car la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu » ; d’où la célèbre affirmation : « le Fils est le révélateur du Père ».
Le christianisme dans l’art va donc manifester l’invisible ; cette manifestation peut prendre les formes les plus diverses, car s’il n’y a qu’une seule “figure” du Père, qui est le Fils, ce que nous voyons (to blepómenon) n’est pas fait de “phénomènes” (phainómena, les choses visibles), mais tout a été formé par la Parole de Dieu (Hébreux 11, 3 : dans la Vulgate, les choses du monde (saecula) ont été formées ut ex invisibilibus visibilia fierent).
C’est ce qu’avait compris, par un sens profond de la foi, le plus “catholique” des peintres, Cézanne (avec Poussin, qu’il tenait pour son maître), en assumant le paysage, ou une simple pomme, comme image du Créateur. Écrivant à Émile Bernard (12 mai 1904), Cézanne disait : « Le Louvre est un bon livre à consulter, mais ce ne doit être encore qu’un intermédiaire. L’étude réelle et prodigieuse à entreprendre c’est la diversité du tableau de la nature ».
Les « images sacrées » multipliées en Occident sont inadéquates : en tout cas, elles n’ont pas le monopole du « sacré ». Toute manifestation « artistique » (en littérature et en musique comme dans les arts plastiques) peut renvoyer au-delà du figuratif au Dieu « qui se cache ». C’est en ce sens qu’il n’y a pas d’opposition entre figuratif et non-figuratif. Pour citer encore Cézanne, « le dessin et la couleur ne sont point distincts, tout dans la nature étant coloré » (2).
- Hans Belting, Bild und Kult, eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich, 1990 ; tr. fr. Image et Culte. Une Histoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Éd. du Cerf, 1998.
- « Aphorismes » XXV, Conversations avec Cézanne, Macula, Paris, 1978, p. 16. Voir Guila Balas, La Couleur dans la peinture moderne : théorie et pratique, Adam Biro, Paris 1996.