Par Anne de Staël, écrivain.
L’œuvre de Nicolas de Staël (1914-1955) contient, lorsqu’on s’attache à le lire, les battements du cœur de la forme picturale en évolution à travers sa vie. Ces battements naissent sous le choc reçu par un événement qui ouvre sa conscience en un point de vision surprenant. On pourrait dire que le pinceau s’approche à pas de velours de la conscience du regard. L’orchestration des couleurs, la palette, mettent en place une multitude de timbres pour répondre à la sonorité de la vision. Rentrer dans le champ intouché d’une toile en attente, tendue sur un châssis et apprêtée à recevoir la magistrale traduction, ici, d’un unique match de foot tient de l’exploit. Le vainqueur est le peintre, pour qui il ne s’agit pas de « gagner », de « jouer », mais bien d’attirer le match du stade dans le champ de sa toile et que « le ballon » ait trouvé son but ultime, celui qu’on ne visera pas deux fois. Le but est en fait d’avoir frappé la rétine du peintre afin de donner au match, en plus de la conjoncture précise d’un certain soir, une éternité. Et surtout de montrer combien le jeu est une boule de feu à saisir du bout des doigts, où l’humain se réalise en intensité solaire. Un désir d’horizon touché, approché de plus près entre un footballeur et un peintre.
Le 26 mars 1952, à l’aube de la seconde moitié du siècle, Staël et sa femme Françoise assistent au match France-Suède en nocturne au Parc des Princes. Match qui avait une aura particulière et se présentait comme une exception quant à l’intensité des joueurs et à l’attente qu’on en avait.
Je me rappelle de cette « sortie », où ce soir-là ils avaient mis leurs plus beaux habits pour aller voir ce qu’ils n’avaient jamais vu. Il leur arrivait de se rendre à de grands spectacles, comme à l’opéra, voir Les Indes Galantes de Rameau à partir desquels le peintre réalisait ensuite de grands événements picturaux qui semblaient vouloir rivaliser de splendeur.
L’élan, créé par la tension préliminaire à ce match, avait un tirant particulier. Ils nous confièrent à nous-mêmes, nous les enfants, en nous priant de respecter une sagesse exemplaire en restant à la maison. Ils étaient comme « appelés » d’urgence. Ils allèrent se noyer parmi les spectateurs dans la houle des gradins qui portaient les joueurs sur leur immense rumeur. À la sortie de la solitude de l’atelier, le peintre fut transporté par l’événement d’un débordement humain où ce qui se jouait était le propre cœur de chacun incarné dans le « ballon ». Le peintre saisit à bras le corps cette réalité qui le prit de court, retira le ballon de la scène pour lui donner une autre chance, celle de gagner les sommets de la « métaphore » qu’on appellera « une prise ».
Une lettre, adressée à son ami René Char, du 10 avril 1952 rendra compte de l’événement : « Je pense beaucoup à toi, quand tu reviendras on ira voir des matchs ensemble, c’est absolument merveilleux, personne là-bas ne joue pour gagner si ce n’est à de rares moments de nerfs où l’on se blesse.
Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi, avec toute la présence que cela requiert, en toute invraisemblance. Quelle joie René, quelle joie !
Alors j’ai mis en chantier toute l’équipe de France, de Suède, et cela commence à se mouvoir un tant soit peu, si je trouvais un local grand comme la rue Gauguet je mettrais deux cents petits tableaux en route pour que la couleur sonne comme les affiches sur la nationale au départ de Paris. »
Ils rentrèrent après le match fort tard. Le peintre, de la même nuit qui avait vu flamber ce match, ne put aller se coucher. Il ne voulait pas qu’elle s’éteigne, il en attisait le feu pour qu’il reprenne. Il travailla à la jonction du réel et de l’imaginaire, à lever des profondeurs où il y avait de la surface. Il ébaucha immédiatement quelques esquisses sur papier pour retenir une amorce, le mouvement. Il retrouva sa solitude en foule ! Puis il prit cette même nuit une toile de petit format pour que le pigment y arrête cet essentiel qui grandirait jusqu’à son plein.
Enfin, le lendemain une série de petits formats couraient dans l’atelier dans un match de couleurs, et les jours qui suivirent ont vu grandir ce qu’on appelle un format grandeur nature. Cette toile de 2 x 3,50 mètres fut élaborée lentement, maintes fois reprise, mise en place aussi lentement que l’événement avait brûlé vite et chaque coup de pinceau, de large truelle, de grands aplats, l’épaisseur de la pâte, le velours de la texture, tout dans cette articulation puissamment ancrée et libre, civilisée et sauvage, la course des petits formats vers le grand, immédiatement assimilés, et comme immobilisés sur le champ dans une exclamation, telle l’expression du visage des footballeurs au paroxysme de l’effort qui suspend en l’air ce qui n’ira pas plus loin !
Le Parc des Princes, dans sa dynamique, est l’œuvre majeure de la seconde moitié du XXe siècle.