Par Vincent Warnier, organiste titulaire du grand orgue de Saint-Étienne-du-Mont à Paris.
u lendemain de la Seconde Guerre mondiale où l’utilité de l’art est remise en cause, Duruflé nous livre une bouleversante prière pour les défunts. Vision d’un humaniste ? D’un homme de foi ? D’un compositeur organiste ? Voire tout cela à la fois ? L’homme à la personnalité discrète et pudique, volontiers taiseux, répugne à dévoiler le sens intime de sa démarche créative. Ne croyant pas à l’« inspiration » mais au travail acharné du compositeur en proie au doute, Duruflé est d’une concision lapidaire sur la gestation de l’œuvre. Les interprètes et auditeurs retourneront donc par eux-mêmes sur les pas de ce musicien sensible, au métier infaillible.
Fasciné par la beauté de la Messe des Morts grégorienne, l’organiste de Saint-Étienne-du-Mont avait envisagé dès 1945 d’écrire sur cette thématique une suite pour orgue seul. L’auteur nous dit qu’il réalisa le Sanctus puis la Communion, mais une nécessité impérieuse le poussa très vite à y joindre les voix en polyphonie et toutes les forces de l’orchestre pour aboutir à un effectif important : deux solistes, chœur mixte, orchestre, orgue. L’œuvre fut donnée en création en 1947 à la Salle Gaveau pour la Radio, le 2 novembre, jour où l’Église commémore les défunts, sous la direction de Roger Désormière avec Camille Maurane et Hélène Bouvier en solistes, l’Orchestre national et les Chœurs de la RTF. Une reprise eut lieu le 28 décembre au Palais de Chaillot sous la direction de Paul Paray. Pour ce musicien si perfectionniste et impitoyable avec lui-même, la gestation fut donc relativement rapide.
« J’ai cherché à me pénétrer du style particulier des thèmes grégoriens » confie-t-il. Défi de taille avec ce matériau issue d’une musique monodique destinée à être chantée a capella, que le génie harmonique du créateur intégra à la perfection pour aboutir à une œuvre intensément personnelle.
Mais le défi était aussi esthétique en cette même année où Messiaen terminait sa Turangâlilâ-Symphonie et Boulez sa Deuxième Sonate pour piano, œuvres qui allaient, entre autres, précipiter le monde musical dans une radicalité stylistique nouvelle, parfois violente. Le créateur du Requiem fut Désormière, ardent défenseur de la musique contemporaine. Choix emblématique. En effet l’œuvre renoue avec l’élégance mélodique et harmonique « à la française », à l’image de Fauré, Debussy, Ravel, Dukas, tous admirés par le jeune musicien normand débarquant à Paris au début des années 1920. Ce n’est donc pas du côté de la modernité « révolutionnaire » qu’il faudra chercher pour comprendre notre auteur, pas plus que de celui de l’académisme stérile et desséchant.
L’œuvre se décline en trois versions possibles. Celle de 1947, avec grand orchestre, est suivie immédiatement d’une version avec accompagnement d’orgue seul, réécriture complète bien au-delà de la simple réduction. Une version pour orchestre réduit et orgue suivra en 1961. Les deux versions orchestrales trouveront naturellement leur place au concert, celle avec orgue à l’église. Car en plus d’être religieuse, l’œuvre est liturgique, placée en adéquation avec le Motu Proprio promulgué en 1903 par Pie X, véritable « code juridique de la musique sacrée » selon les propres termes du pontife. Ainsi, Duruflé tisse des liens unifiant passé et présent, puisant dans les sources immémoriales de la musique occidentale, pour renouveler cet héritage avec un langage personnel immédiatement identifiable. Depuis sa jeunesse à la maîtrise de la cathédrale de Rouen, siège de sa vocation d’organiste, notre compositeur accompagne le chant grégorien dans les liturgies, s’inspire des thèmes du plain-chant dans ses improvisations. Il excelle dans la connaissance de cette musique dont la référence est pour lui l’interprétation des moines de l’abbaye de Solesmes. Duruflé réalise ce travail de réappropriation des sources de façon magistrale en restituant toute la souplesse et la liberté de la déclamation grégorienne malgré le carcan de la mesure moderne. Le traitement harmonique de ces vénérables thèmes est ainsi déduit des modes structurant les échelles mélodiques avec un instinct infaillible de l’harmonie juste issue de l’arsenal musical complexe que maîtrise Duruflé. En effet son langage est riche, émaillé d’accords raffinés, magnifiant la dissonance « élégante » et la couleur des harmonies. Une simple altération éclaire le « Luceat eis » de l’Introït pour appréhender le sentiment d’Éternité. Duruflé parle de l’art des modulations comme de « la porte du Temple où commence le mystère insondable de la musique… »
C’est donc bien un maître coloriste qui s’exprime ici, mais cela n’aurait pas le rayonnement voulu si la maîtrise formelle n’était pas au rendez-vous. L’exemple du Kyrie, où l’architecture musicale se développe en une saisissante fugue, a la force évocatrice des grandes pages de Johann Sebastian Bach. La forme procède chez Duruflé d’une dramaturgie sacrée qui s’épanouit dans le temps et dans l’espace : le temps de l’homme sur terre sera un jour celui de Dieu dans l’Éternité. Requiem à la mémoire de son père disparu, mais sûrement aussi Requiem pour les morts de cette guerre à peine terminée, Duruflé se fait le chantre de l’Espérance de l’âme chrétienne parvenant à la lumière après la mort. Durement touché par un accident de la route en 1975, il vivra dans son intimité les pages les plus noires de son Requiem, partageant un peu des souffrances du Christ en sa Passion, comme l’évoquait Monseigneur Jehan Revert aux obsèques de Duruflé à Saint-Étienne-du-Mont en 1986.
Les Requiem de Fauré (1888) et de Duruflé sont souvent rapprochés comme peut en témoigner le couplage traditionnel de très nombreuses parutions discographiques. Pourtant les deux œuvres sont bien différentes. Nous savons que Duruflé s’agaçait de cette comparaison systématique, lui qui par ailleurs admirait Fauré de tout son cœur. Duruflé adopte un langage harmonique nouveau, modal, alors que Fauré reste profondément tonal, avec quelques colorations issues de la modalité. Quand Fauré, agnostique avoué, évoque une « berceuse de la mort », Duruflé écrit que son Requiem « n’est pas un ouvrage éthéré qui chante le détachement des soucis terrestres. Il reflète dans la forme immuable de la prière chrétienne, l’angoisse de l’homme devant le mystère de sa fin dernière. Il est souvent dramatique, ou rempli de résignation, ou d’espérance, ou d’épouvante, comme les paroles mêmes de l’Écriture qui servent à la liturgie. Il tend à traduire les sentiments humains devant leur terrifiante, inexplicable ou consolante destinée. »
Ainsi les enjeux de l’interprétation de ce chef-d’œuvre doivent être à la hauteur des émotions et « vérités » exprimées. Marie-Madeleine Duruflé, organiste et épouse du compositeur, nous disait souvent d’interpréter ces pages avec beaucoup de contrastes dramatiques à mille lieues d’une version policée et « aimable » : avant l’In Paradisum qui ouvre enfin les portes de l’éternité, l’âme passe par des visions d’effroi devant les flammes de l’enfer !
Comprenons donc ce Requiem non comme un retour à une certaine tradition française teintée de conservatisme, mais comme une démarche originale d’un musicien chrétien confronté à la condition de l’homme et à son devenir, en unifiant le précieux héritage du passé avec son irrépressible élan créateur. De « conservatisme » à « vichysme », il n’y a qu’un pas que certains ont hélas allègrement franchi, avançant que ce Requiem serait une commande de Vichy. Il manque juste, pour étayer ces affirmations, une démonstration rigoureuse de ce fait, démenti par ailleurs dans les Mémoires de Duruflé et par sa famille.
Joyau au sein d’une production restreinte mais ô combien sublime, ce Requiem consacre Duruflé comme un compositeur souverain, indépendant des modes. Grâce lui soit rendue pour cet héritage artistique et la magnificence des mystères sacrés pour mieux réconforter le cœur des hommes.