Le sport, l’essence d’un peuple

Entretien avec Sebastiăo Salgado, membre de la section de Photographie.

Nadine Eghels : Quand on regarde votre travail, on voit que des thématiques reviennent très souvent ; la nature (la forêt, l’Amazonie), les mouvements de population (les réfugiés, les exclus, les migrations, les camps), le travail (la main de l’homme, les ouvriers). Il y a chaque fois une dimension documentaire et sociale, il ne s’agit pas juste pour vous de faire de belles images mais bien d’attirer l’attention sur les conditions de vie des gens. Vous avez fait un travail autour du Tour de France, comment avez-vous commencé à vous intéresser au sport en tant que photographe ?

Sebastiăo Salgado : En fait, si je me suis intéressé au Tour de France, c’est surtout pour l’événement majeur qu’il représente. C’était en 1986, j’étais à l’agence Magnum et j’ai fait un reportage pour Libération. J’ai suivi le Tour jour après jour, de la première à la dernière étape, j’ai voyagé dans toute la France ; pour moi, c’était une opportunité unique d’avoir une représentation de la France, en voyant les Français qui se mettaient au bord des routes pour voir passer les coureurs. Voir comment ils s’habillent, s’alimentent, comparer les physiologies, les mélanges raciaux... c’était une expérience colossale, très intéressante ! Le Tour au quotidien, je ne le faisais pas seulement pour le sport, mais surtout pour tout ce qu’il y avait autour. Dans l’équipe nous étions six, avec seulement deux journalistes sportifs, les autres étaient là pour les rubriques de société, de culture etc. Dans chaque région, il y avait le politicien local qui faisait le parcours dans la voiture du directeur du Tour pour se montrer à ses électeurs massés au bord de la route. C’était quelque chose de spectaculaire à tous points de vue !

 

N.E. : Mais vous n’aviez pas envie de photographier aussi les coureurs en pleine action ?

S.S. : C’était de toute façon impossible car pour photographier le sport il fallait une moto, et nous avions des voitures. Au début il y avait un jeune journaliste qui m’aidait, conduisant pour moi...mais quand il était trop fatigué c’est moi qui conduisais en tenant le volant avec les deux jambes, tout en prenant des photos ! Plus que les vainqueurs, ce sont les coureurs de la fin du Tour qui m’intéressaient, à ceux qui étaient blessés, qui arrivaient bons derniers. Mais j’étais fasciné par les gens au bord de la route. Parfais je partais très en amont du départ, pour les saisir en train de s’installer, avec leurs beaux habits du dimanche, leurs fauteuils pliants, leurs nappes et leurs paniers de pique-nique. Je voyais des gens qui quittaient leur campagne profonde et s’installaient trois heures avant le passage du Tour afin d’avoir une bonne place, et puis le Tour passait et une minute après c’était fini ! Mais pour eux c’était aussi l’occasion de se retrouver en famille, de rencontrer les voisins. Là j’ai compris l’importance réelle, sociale, anthropologique d’un événement sportif comme le Tour de France. J’ai connu tout ce qui gravite autour, comme la caravane commerciale. Une caravane énorme, qui présentait des produits, distribuait des tracts, des échantillons, des petits cadeaux à ces milliers de familles qui étaient au bord de la route, et il y avait aussi des voyous dans cette caravane, qui en profitaient pour voler les spectateurs.

 

N.E. : Vous vous intéressiez aussi aux équipes ?

S.S. : Oui bien sûr, les équipes étaient très nombreuses, avec les soigneurs, les entraîneurs etc. En plus il y avait tous les journalistes, tant de monde que parfois nous devions dormir à une centaine de kilomètres du lieu d’arrivée. Les journalistes envoyaient leurs papiers par télex, et il y avait peu de machines disponibles, ils devaient parfois attendre des heures avant de pouvoir les envoyer. Un motard emmenait chaque soir mes films à Paris, ils étaient développés dans la nuit et les photos imprimées et diffusées dans le journal le lendemain matin. Parfois nous arrivions très tard dans un hôtel où il n’y avait pas de lits pour tout le monde, nous devions dormir à deux par lits ! Mais malgré la pression et les difficultés, il y avait une ambiance extraordinaire, c’était vraiment une expérience unique !

 

N.E. : Une expérience qui vous sortait aussi de votre monde habituel...

S.S. : Oui, car quelquefois le monde intellectuel méprise le sport. Mais le sport, c’est l’essence d’un peuple, sa fierté. Partout les coureurs français étaient attendus, applaudis, encouragés, adulés, cela représentait beaucoup pour ce peuple qui les attendait.

 

N.E. : Est-ce que vous avez parfois eu la tentation de photographier d’autres sports ?

S.S. : À mes débuts, je cherchais ma voie et j’ai un peu tout essayé, j’ai fait des photos de courses de voitures et de motos, mais cela ne m’intéressait pas trop et j’ai abandonné. Plus tard, j’ai eu la proposition de photographier une des plus grandes équipées de football du Brésil, en faire une exposition et un livre etc., mais ils n’ont pas eu de financement et nous avons renoncé. Une autre proposition était de photographier le Real de Madrid, de suivre les joueurs, de vivre avec eux. Encore une fois, ce qui m’intéressait, ce n’est pas le sport comme tel, la performance, mais la vie de ces garçons, la convivialité, les grands groupes de supporters, bref tout ce qui tournait autour, mais cela ne s’est pas fait non plus car tous ces grands joueurs avaient des contrats d’exclusivité avec les marques qui les sponsorisaient, et ne pouvaient pas se laisser photographier en dehors de ce cadre. Enfin, à un moment de ma vie où je ne pouvais pas quitter la France car je n’avais plus de passeport brésilien, enlevé par la dictature militaire de mon pays d’origine, j’attendais donc d’avoir la nationalité française, j’ai eu l’occasion de photographier le trophée Lancôme, un grand tournoi de golf, et donc de côtoyer de grands joueurs, j’ai fini par photographier quelques grandes étoiles du golf mais cette fois encore, ce qui m’intéressait, c’était l’environnement de ce sport... J’y ai rencontré quelqu’un de sympathique, il a vu que j’étais photographe, je lui ai demandé quelle était sa profession, et il m’a répondu « Roi des Belges » ! 

Sebastiǎo Salgado, vue extraite de la série « Le Tour de France », 1986.
Sebastiǎo Salgado, vue extraite de la série « Le Tour de France », 1986.