Entretien avec Thierry Fouquet, président des éditions Mario Bois, ancien directeur de l’Opéra national de Bordeaux (1996-2016)
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Quel est votre parcours lié à la danse ?
Thierry Fouquet : Je suis entré à l’Opéra national de Paris en 1974, puis j’ai été administrateur du Ballet. J’ai changé d’affectation, mais en 1982, Rudolf Noureev été nommé directeur de la Danse et il m’a demandé de revenir travailler à ses côtés, ce que j’ai fait avec bonheur jusqu’en 1985. Après, j’ai dirigé l’Opéra-Comique et je suis revenu à l’Opéra pour accompagner Hugues R. Gall en tant que directeur adjoint. C’est alors qu’Alain Juppé m’a demandé de venir à Bordeaux, où j’ai dirigé l’Opéra de 1995 à 2015.
N.E. : Vous avez donc accompagné le développement de la danse ces quarante dernières années...
T.F. : Dans les institutions où j’ai travaillé, l’Opéra de Bordeaux et celui de Paris, ce sont des ballets à grande base classique. Gérer le répertoire de Noureev signifie être très impliqué dans le maintien de la danse et de la technique classique. Il y a évidemment eu une évolution des chorégraphes vers la danse dite contemporaine, mais pour les grands ballets classiques, c‘est toujours difficile de trouver des chorégraphes contemporains qui soient aussi capables d’utiliser le langage des danseurs classiques... Ceci afin de ne pas les déstructurer, ce qui peut conduire à des accidents lorsqu’on les soumet à une alternance entre des formes très contemporaines et le répertoire classique pour lequel ils ont été formés.
N. E.: L’engagement physique est différent...
T.F.: Les danseurs classiques travaillent pendant plus de dix ans pour former leur corps à quelque chose de totalement anormal du point de vue physiologique... On n’est pas fait pour marcher sur les pointes ! Donc le problème d’un programmateur de compagnie telle le ballet de l’Opéra de Paris ou celui de Bordeaux, qui sont d’abord orientés vers le classique, est affaire de dosage : il s’agit de maintenir une part de classique afin que les danseurs continuent à le pratiquer, car c’est ce qui leur permet de rester en forme et de conserver cette excellence, et leur offrir aussi de travailler aussi avec des chorégraphes contemporains.
N.E. : Avez-vous expérimenté cette alternance à l’Opéra de Bordeaux ?
T.F. : Nous y avons invité à deux reprises Carolyn Carlson, et cela s’est très bien passé. L’expérience était très intéressante pour les danseurs qui ont pu entrer dans un univers bien plus onirique que celui du classique. Mais il fallait leur proposer aussi d’autres chorégraphes contemporains, qui sont plus dans le langage classique, comme par exemple Forsythe, Kylián ou Malandain, des chorégraphes qui utilisent la base classique, la tordent bien un peu mais ne la nient pas.
L’autre souci est que, souvent, les jeunes chorégraphes contemporains font des pièces pour deux, trois ou quatre danseurs, et quand on les met devant quarante danseurs, ils sont dépassés. A contrario, des chorégraphes comme les trois que j’ai déjà cités ou Matts Ek, ou Akram Kahn, sont des artistes très talentueux qui savent créer pour des danseurs classiques sans faire de dégâts, et pour leur plus grand intérêt, car ils ont un sens de la théâtralité, une inventivité au niveau des mouvements qui leur sont profitables.
N. E.: Comment éviter que ce langage classique se perde, y a-t-il une notation de la danse ?
T.F. : Il y a plusieurs types de notations, elles sont assez peu utilisées en France mais énormément dans les pays anglo-saxons, notamment la notation Benesh. En Angleterre, beaucoup de danseurs apprennent cette notation afin de pouvoir remonter certains ballets. Sans rendre la qualité de l’expression que souhaitent les chorégraphes, cela leur permet de définir certains mouvements, c’est une aide. Et maintenant il y a la vidéo, qui était balbutiante il y a quarante ans. Aujourd’hui, même avec un téléphone, on peut enregistrer des mouvements et travailler tous les soirs sur ce qu’on a pu filmer dans la journée.
Mais la danse classique se maintient surtout par les écoles, encore très nombreuses dans le monde entier : à l’Opéra de Paris et dans les conservatoires en France, l’école de Covent Garden en Angleterre, l’école de Russie à Saint-Petersbourg comme à Moscou, le NY City Ballet aux États-Unis...
N.E. : Quels ont été les grands axes de votre action à l’Opéra de Bordeaux ?
T.F. : Mon premier travail a été de recruter un directeur de la danse, j’ai choisi Charles Jude, danseur étoile de l’Opéra de Paris, un des interprètes préférés de Noureev et d’autres chorégraphes. Il a commencé à créer des grandes chorégraphies classiques pour Bordeaux, avec la quantité de danseurs présents (une quarantaine), et il a fait monter le niveau qualitatif en présentant les grands ballets du répertoire classique. Parallèlement, il a poursuivi la politique qui était celle de Noureev et de tous les grands directeurs de la danse avec qui il avait collaboré à l’Opéra : inviter des chorégraphes contemporains qui sont venus, soit présenter des ballets déjà créés, soit en monter de nouveaux, comme Carolyn Carlson avec qui j’avais travaillé déjà à Paris.
N.E. : Comment avez-vous perçu l’évolution du public de la danse ?
T.F. : Il faut parler des publics : ce n’est pas le même si on va voir Le Lac des cygnes ou les dernières productions contemporaines. Je crois qu’il y a toujours un public très important pour les grands ballets classiques. Et, d’autre part, un public plus contemporain, celui du Théâtre de la Ville et maintenant de Chaillot devenu théâtre national de la danse. Mais ce public se retrouve d’ailleurs aussi à l’Opéra de Paris...
N.E. : Les frontières de la danse deviendraient de plus en plus floues ?
T.F. : Les formes sont de plus en plus éclatées et les frontières de plus en plus floues en ce qui concerne la danse contemporaine, qui s’est ouverte sur d’autres disciplines, vidéo, cinéma, théâtre. Il y a de plus en plus de passerelles entre les arts. La danse classique comme l’opéra demandent une formation très spécifique qui ne permet pas de tout faire. Dans la danse contemporaine, les frontières tombent plus facilement. Demandez à un danseur classique de parler en scène, ce sera probablement un échec... tout comme un danseur contemporain sera incapable de danser sur des pointes, mais pourra parler, jouer ou chanter en scène. Il y a mille moyens d’expression artistique qui sont beaucoup plus adaptés à la danse contemporaine qu’à la danse classique !
N.E. : Comment a évolué le rapport entre danse et musique ?
T.F. : Le rapport à la musique est une composante essentielle de la danse. Il y a différents cas de figues : la musique peut être écrite à la demande des danseurs ou du chorégraphe, c’est, au XIX e siècle, Tchaïkovski composant pour Marius Petipa. Ensuite des ballets se sont approprié des musiques existantes, parfois écrites préalablement pour d’autres ballets, comme Le Sacre du printemps repris par Maurice Béjart dans une version qui n’a rien à voir avec l’originale. Ou des chorégraphes ont utilisé des fragments de différentes compositions au sein d’un même ballet. Puis, des chorégraphies ont été conçues seules et la musique a été ajoutée après. On voit maintenant des chorégraphies sans musique, avec des bruits, du texte ou des images. Les liens entre compositeurs et chorégraphes se distendent.
Au XIX e siècle le compositeur était soumis au maître de ballet. Quand Tchaïkovski compose La Belle au bois dormant pour Petipa, il répond à des injonctions très précises, comme : « Je veux huit mesures à trois temps à tel moment pour l’entrée de la reine, cela ne doit pas durer plus d’une minute trente » ou « là, je veux une valse qui doit durer dix minutes ». Certains compositeurs ne l’auraient pas supporté.
Ainsi Stravinsky, quand il a composé Le Sacre du printemps, a très peu collaboré avec Nijinski qui était un jeune chorégraphe peu expérimenté. Une des raisons du scandale, à la création, a été cette dichotomie entre la complexité de la musique et l’inaboutissement de la chorégraphie. Les chorégraphes qui ont créé de nouvelles chorégraphies sur cette musique ont eu le temps de la « digérer » et d’en utiliser toute la force d’autant plus que, contrairement à Nijinski qui a dû régler sa chorégraphie sur une réduction au piano, ils disposaient d’enregistrements de la version orchestrale. Le livret créé par Nijinski a laissé des traces et Béjart, aussi bien que Pina Bausch, en ont gardé le thème principal du sacrifice de « l’Élu » qui anime la partition.
Après, il y a eu énormément de chorégraphes qui ont travaillé directement avec des compositeurs, Roland Petit avec Kosma, Dutilleux, etc., des collaborations à chaque fois différentes. Il a travaillé aussi sur la symphonie Turangalîla de Messiaen... mais il a travaillé lui-même, ce n’était pas une collaboration et c’est pourquoi Messiaen en a interdit la reprise. Il avait aussi fait un ballet, Le Jeune Homme et la Mort, sur une musique de Messiaen, qui a refusé que ce soit présenté. Il a alors pris la Passacaille pour orgue BWV 582 de Bach en l’adaptant légèrement, et cela fonctionnait. Mais la collaboration la plus étroite, c’est celle de Petipa et Tchaïkovski, comme on le voit dans leur correspondance. Et malgré ces contraintes, Tchaïkovski a composé une musique géniale ! ■