Nadine Eghels : Dans quelles circonstances avez-vous été amené à photographier l’architecture ? Était-ce un choix délibéré, répondant à un désir ancien, ou une opportunité que vous avez saisie ?
Jean Gaumy : Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. C’était en 1970. J’étais étudiant en lettres, rédacteur pigiste dans un quotidien régional et débutant photographe. J’ai commencé une petite série photographique (Bétonville) consacrée aux HLM du quartier des Sapins à Rouen. C’était un sujet de photographie sociale mais surtout un retour très personnel vers les années 50 durant lesquelles mon père avait choisi d’emmener notre famille vivre à Empalot, les premiers HLM de la ville de Toulouse. J’avais sept ans. Je n’ai d’ailleurs jamais très bien compris les raisons de ce choix. Ces habitations à loyers modérés représentaient en France au sortir de la guerre un progrès social et urbain nécessaire et important. Surtout dans de vieilles villes comme l’était Toulouse à l’époque. Là, nous étions dans du « neuf » mais la qualité de la vie dans les HLM allait être rapidement remise en question et connotée de façon très péjorative (1). Vingt ans plus tard je suis donc retourné voir ce type d’habitations. Pour comprendre ?
N.E. : Quand avez-vous commencé à regarder l’architecture ?
J.G. : En fait j’ai été très imprégné par la reconstruction d’après-guerre. Je suis de la « génération béton armé » ! Mon arrière-grand-père avait fondé à Toulouse et dans les Pyrénées une société de construction spécialisée dans les travaux publics en France et à l’étranger – la SPE, Société d’Entreprises Pyrénéenne. Ses fils avaient ensuite repris cette société à Royan où elle avait eu une grosse influence avant-guerre. Trois de leurs enfants et petits-enfants ont été ingénieurs internationaux dans les travaux publics. Il fallait bien que je m’accroche au peloton.
Mais avant cela j’ai le souvenir d’une vision décisive en matière d’architecture. J’avais onze ou douze ans. Je venais de monter pour la première fois sur la Tour Eiffel. La mosaïque des centaines de milliers d’immeubles vus de si haut m’avait alors très fortement impressionné. Je découvrais d’un coup la complexité, l’intelligence et l’énergie qu’il fallait pour bâtir et organiser une cité. J’étais émerveillé, sidéré. Une vraie prise de conscience.
En 1974, je commençais ma carrière de photographe, je suis allé de moi-même photographier quelques travaux en cours à la Défense... J’y suis retourné en 2005.
En 2000 j’ai photographié la ville de Bordeaux. Pour l’occasion on m’avait demandé : « Est-ce l’homme qui fait la ville ou la ville qui modifie l’homme ? ». J’ai toujours préféré l’idée de la ville qui modifie l’homme. Un peu court, un peu paradoxal mais du coup très fertile.
Et puis il y a eu l’édification des ponts. Celui de Normandie de 1988 à 1994, celui de Tsing Mai à Hong Kong en 1995, celui de Trikoupis en Grèce en 2003.
C’est clair, les chantiers « en hauteur » m’attirent. J’adore, j’ai adoré documenter le travail des hommes travaillant au-dessus du vide. C’est dire combien j’ai été gâté avec le chantier du Pont de Normandie.
Cinq années de présence en pointillé à guetter ce qu’il y avait à la fois de plus fugitif et de plus éternel dans ce ballet du béton, de l’acier et des hommes (2). Ce sont des moments qui m’ont confirmé s’il en était besoin la nécessité absolue de prendre le temps, de s’imprégner, d’être à l’écoute des lieux, des autres. D’être enthousiaste, sincère et tenace.
N.E. : Comment le photographe aborde-t-il un bâtiment, ou un ouvrage d’art comme le Pont de Normandie ?
J.G. : Avec modestie, sans a priori. Se laisser surprendre. Observer. Se dégager le plus possible des idées ou des images trop convenues. Accueillir les situations. Les transmuter, les aborder visuellement, physiquement, à sa façon. Pas de mode d’emploi, pas de prêt-à-photographier.
Avant que le chantier du Pont de Normandie ne commence, j’avais tout faux. Très stupidement, je me voyais déjà sur un chantier pharaonique. J’espérais naïvement me retrouver dans des situations du style Les Dix commandements de Cecil B. DeMille : des cohortes d’ouvriers, des machines, du mouvement incessant... Les responsables m’ont vite recadré.
N.E. : Quelles sont les difficultés particulières à la photographie d’architecture ?
J.G. : C’est un étrange cheminement que de photographier un projet architectural en cours ou achevé. S’en imprégner, le faire sien. Trouver sa marge de manœuvre, se préserver, oser faire œuvre, exprimer sa propre créativité et se mettre en même temps au service d’une œuvre – architecturale en l’occurrence.
J’ai eu plusieurs fois « carte blanche » pour suivre le tournage de films. J’y ai appris combien il est ambigu et aliénant de pénétrer le rêve des autres. Qu’ils soient cinéastes ou architectes, vous êtes dans leurs projets, dans leurs désirs... C’est au photographe de s’affranchir, d’affirmer sa part intime, de transcender ce qu’il voit. Comment ? C’est dans le mouvement que se manifeste « la créativité ».
Artisan, souvent. Artiste, parfois.
N.E. : Que vous attachez-vous à saisir ?
J.G. : Je ne suis pas du genre à systématiser, à prévoir ce que je veux saisir. Je m’attache d’abord à me laisser envahir, à m’immerger, à déclencher quasi instinctivement... ce qui, parfois, fait remonter de soi des choses enfouies très inattendues. Mais la photographie a ses limites. Dans bien des situations, il y a beaucoup de moments que j’aurais préféré filmer.
Avec les ponts, je me souviens de décisions importantes que devaient prendre très vite les équipes techniques en fonction de l’eau sur le fleuve, du vent, de la marée, de la météo... Autant d’éléments qui pouvaient avoir des conséquences majeures sur les délais et... les contentieux. Autant de dramaturgies passionnantes que la photographie peine à restituer.
N.E. : La photographie d’architecture doit-elle représenter des constructions vides, dans la pureté de leurs formes, ou préférez-vous qu’elles soient habitées de présence humaine ?
J.G. : C’est un choix permanent. Ce sont des allers-retours incessants entre les espaces de vie et la vie dans ces espaces. Une histoire visuelle assez théâtrale – avec ses « décors », ses « acteurs »... et ses spectateurs.
Les chantiers, leur activité, m’attirent. Il arrive que je sois séduit par la seule esthétique des lieux avec les lumières, la météorologie du moment... Cependant le désir de présence humaine est plus fort - les actions, leurs synchronies, leurs concomitances, toute l’harmonie d’une fraction de seconde dans l’espace si réduit du viseur.
N.E. : Photographier l’architecture : en noir et blanc ou en couleurs ?
J.G. : C’est sans doute une question de génération, d’immersion visuelle, sociale, culturelle. Le noir et blanc me semble plus sobre, plus efficace (sans effets superflus) pour restituer les formes et les lignes. Je ne dénie pas l’importance de la couleur mais je ne maîtrise pas assez bien ce qu’elle provoque sur l’œuvre architecturale et sur le rendu de la matière photographique. Je n’ose pas trop m’y frotter. Je ne me sens pas de taille pour en faire quelque chose de valable.
Une anecdote à propos de couleurs : je me souviens qu’à la fin de la réalisation du Pont de Normandie, l’un des principaux concepteurs m’avait très sérieusement demandé de quelle couleur pourraient être les éléments qui devaient être peints. J’avais été surpris, finalement lui-même avait aussi fait plus ou moins abstraction de la couleur durant toutes ces années. Lui, moi et d’autres sommes quand même tombés d’accord : les bords du tablier seraient peints en bleu ciel. Le reste serait couleur d’acier et de béton.
Je projetais de faire un livre à partir de mes images du Pont de Normandie et je craignais (à juste titre à l’époque) de me retrouver, durant les cinq ou six ans de prises de vue à venir, devant une palette très restreinte de couleurs : le gris du béton et le seul jaune ou bleu des vêtements de travail. Cela promettait d’être répétitif et lassant bien qu’à la fin des années 70, l’iconographie quotidienne commençant à être totalement envahie par la couleur (jusqu’à l’écœurement parfois), j’aurais peut-être dû en tenir compte.
Mais franchement, pour réussir à aligner dans un livre et de façon quasi chronologique une centaine de photographies couleurs, il fallait être vraiment très bon coloriste pour envisager de s’y coller. J’aurais sans doute pu alterner NB et couleurs, comme je me prépare à le faire avec un travail de cinq années sur les jardins de Giverny, mais cela aurait impliqué une tout autre architecture... éditoriale.
Dans les années 90 j’avais fait des photographies en relief du Pont de Normandie avec un appareil prototype. Le sentiment du vertige et du vide s’en trouvait raisonnablement accru, sans emphase, sans exagération racoleuse. Ce sont maintenant des techniques d’imagerie autrement plus efficaces et « immersives » qui servent l’architecture. Des possibles virtuels. Des documents photographiques entièrement imaginés. Tout est en train de bouger. Le rapport entre la photographie et l’architecture va s’en trouver transformé.
N.E. : Ce n’est pas un constat trop pessimiste...
J.G. : Non, il n’y a là rien de pessimiste. Au contraire même. Nous parlons ici de nouveaux outils, d’une palette élargie, d’un nouvel usage pour concevoir. Peu importent ces technologies, il reste qu’on a et qu’on aura toujours besoin de prendre note, d’enregistrer pour documenter et « créer ». Photographie et architecture vont continuer encore un bon moment à cheminer de pair et la question concernant l’aspect utilitaire ou « artistique » de la photographie vis-à-vis de l’architecture continuera bien sûr à se poser.
1- L‘arrêt de mort de la politique des grands ensembles a été signifié en 1973 par la circulaire « relative aux formes d’urbanisation dites grands ensembles et à la lutte contre la ségrégation sociale par l’habitat » d’Olivier Guichard, ministre de l’Aménagement du territoire, de l’équipement, du logement et du tourisme.
2- Didier Decoin, préface du livre Le Pont de Normandie, Le Cherche Midi éditeur, 1994, conception Xavier Barral.