Par Jean Anguera, membre de la section de Sculpture.
Décrire une sculpture est un exercice difficile pour son auteur sans doute parce qu'il la connaît mieux depuis l'intérieur comme projet que depuis l'extérieur comme réalisation. Je ne distingue pas ce qui est du regard intime de ce qui est de l'interprétation. À cela s'ajoute une autre difficulté, un peu plus personnelle, qui tient au fait que les formes de ma sculpture sont liées et mêlées fortement les unes aux autres, ce qui m'empêche d'en dissocier un sens. En vérité le matériau de mon imagination est principalement l'intuition, et l'intuition, qui a toutes les directions et aucune précise, échappe aux mots du sculpteur lorsqu'il veut suivre la ligne droite des idées.
Dans mon travail je crois qu'il y a deux réalités qui se cherchent : un regard intime de l'homme - qui vise une sensation de présence, en retrait dans une sorte de transparence et de pénombre - et un sentiment du paysage, tout autant intime malgré sa puissance évidente.
D'une part il y a le paysage, la grandeur dénudée de la plaine, la disproportion de ce plateau entre Beauce et Gâtinais, terre et ciel, qui s'impose sans cesse par une sorte de débordement d'être, par une omniprésence visible ou invisible.
D'autre part il y a le regard ténu sur le modèle (la femme ou l'homme qui ont posé et ne sont plus là) et mon désir de découvrir l'homme, son visage, sa présence, dont l'idée s'ingénie à se dérober sans cesse - que j'essaye de maintenir à l'entrée de moi-même - en espérant son empreinte dans l'argile.
Il y a la plaine avec le fil tendu de l'horizon qui traverse les murs de l'atelier. Un « Équateur absolu » selon le titre d'un poème manuscrit par Salah Stétié sur un de mes dessins. Ce plan du regard en dessous et au dessus duquel s'installe l'espace et qui partage ce qui serait encore de la terre et ce qui commencerait à être du ciel : baisser le regard c'est regarder ce qui est dessous comme le nageur contemplant ce qu'il voit sous l'eau ; lever le regard c'est tenter de voir ce qui échappe à la pesanteur, à la matière, de voir ce qui surnage et finit par n'avoir aucun poids.
Sans s'annoncer, sans tapage, le paysage est entré dans ma sculpture. Sans doute quand j'ai cessé toute résistance.
Je vis, je travaille dans un village qui regroupe quelques maisons autour d'une place et ce village est à peine une feuille d'asphalte, de pierre et de tuiles, posée sur la surface mouvante de la plaine - sur cette plaine ou plateau qui domine le bassin parisien - sur cette étendue vaste, dépouillée, immense étalement de terre argileuse qui semble animée d'un déplacement imperceptible. Quelques rares bosquets d'arbres chétifs attachent de loin en loin la terre au ciel. À de multiples endroits la ligne d'horizon m'encercle sur 360 degrés.
Qu'est ce que le paysage? Ce n'est pas ce que je vois. Il ne peut s'agir de ce que je vois. Il ne peut s'agir de ce globe de vision qui s'étire depuis mes pieds. Il s'agit du rapport étroit que mon corps en entier entretient avec l'espace, avec le lieu. C'est le sentiment d'une influence constante et illimitée sur mon corps, ma pensée, mes idées - imperceptible à force d'ordinaire. Ni l'horizon, ni le coucher du soleil, ni le vent fréquent et la sécheresse, ni la pluie et le froid, ni le changement des saisons ne sont ses limites. Il est une sorte d'existence, vivante à tout moment.
J'ai le sentiment d'une appartenance mutuelle. Il est en moi. Je suis en lui. Somme toute la sculpture tente de reproduire ce qui m'arrive.
Je sais maintenant que cette influence ne commence pas quand je pars marcher dans la plaine, même si l'expérience du paysage est plus intense à ce moment-là. Quand j'arrive dans l'atelier, le paysage m'accompagne comme un filet dans lequel je suis emmêlé et que je tire avec moi. Il est déjà là avec une puissance toute neuve et dès le départ l'argile que je pose sur la sellette s'installe en lui. Toutes les formes naissantes sous mes doigts existent avec lui, s'y confrontent, et la présence que je cherche à tirer de l'argile, je la tire de lui, par association et par opposition, par une sorte d'affirmation en creux . La critique d'art Lydia Harambourg verra dans mon travail ce qu'elle appellera « une ambivalence identitaire ».
Je crois voir l'homme et crois ne pas le voir. Dans la sculpture, par la sculpture, le sentiment de présence, de ma propre présence mais aussi celle lointaine du modèle, n'existera qu'à partir du paysage mais par un effort de soustraction. Ainsi toute la sculpture essaye de disparaitre, de se soustraire à la matière, de se libérer d'elle-même pour atteindre cet autre espace de la présence.
En 1996 une exposition de mon travail intitulée « De la présence et du lieu » en a marqué la prise de conscience.
Avant, après la sculpture, il y a la plaine, encore et toujours. De sa profondeur, à travers ses couches géologiques, remonte le moment présent. Je fais souterrainement partie de sa constitution. Peser c'est lui appartenir. Les étages qui la composent se prolongent en moi et dérivent sur la sculpture, dessinent des strates, des sillons.
Dans ce progrès du sentiment, l'argile tient une place essentielle. Ce matériau de modelage possède cette double faculté d'assimilation de ma propre nature d'être - en répondant sans effort à l'intériorité de ma pensée, à la façon dont je me comprends et comprends « l'autre » - et d'assimilation du paysage. L'argile est un intermédiaire qui m'autorise à passer de l'homme à la plaine, de tisser l'un à l'autre. Elle me donne une idée de ce lien qui anime mon travail même si pourtant il n'aboutit jamais de façon satisfaisante. Ce qui vient spontanément et simultanément est vrai mais disparaît aussitôt. Dans l'emportement de ce mouvement il faut reconnaître l'essentiel et savoir le conserver. Toujours domine le sentiment d'avoir frôlé, approché quelque chose qui, en définitive, n'a pas de représentation matérielle.
L'argile est un passage. La sculpture est un passage. Reste ce visage impossible livré à la plaine.