Offrir aux hommes des espaces urbains harmonieux où s’épanouirait leur vie de citoyens, c’est le rêve des philosophes, des écrivains, des architectes qui ont conçu des villes idéales dont les constitutions inspirées et les tracés admirables ont été tant de fois écrits, dessinés, reproduits, commentés, analysés.
Autres villes, villes réelles mais fantasmées. Nées dans l’imaginaire de peuples démunis qui par l’esprit les dotent de tous les services, de la profusion d’emplois, de lieux de culture et d’échanges. Villes aux verticalités vertigineuses. Villes lointaines qui peuplent les songes de millions d’hommes rêvant à leurs places bordées de colonnades, à leurs jardins ordonnés, aux élégants bâtiments érigés pour le plaisir et l’orgueil des puissants, à l’imposante architecture des palais où siège l’autorité de l’Etat. Elles attirent, dans une illusion de bonheur, les populations venues d’horizons divers, poussées par mille raisons à un voyage souvent sans retour.
C’est une autre vision que celle de Jean-Paul Sartre qui, lorsqu’il découvre New York, écrit : « Les premiers jours, j’étais perdu... Les gratte-ciel ne m’étonnaient pas, ils m’apparaissaient comme ces parties mortes du paysage urbain, rochers, collines qu’on rencontre dans les villes bâties sur un sol tourmenté et que l’on contourne sans même y prêter attention ». Et encore Céline, dans Voyage au bout de la nuit, quand le personnage principal Bardamu arrive à New York : « Pour une surprise, c’en fut une. [...] On s’est mis à bien rigoler en voyant ça, droit devant nous. Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. [...] Chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées, les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent, elles attendent le voyageur. [...] L’américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur ».
Les migrations, qui dans certains pays ont déjà provoqué les développements incontrôlés de métropoles gigantesques aux limites distendues, vont aller s’accroissant dans un avenir que l’on peut craindre proche. Seront-elles porteuses de conflits générationnels, de chocs de cultures, de guerres intestines ? Certains le redoutent.
La maîtrise de l’extension des villes est-elle une illusion ?
Ce n’est pas de cette inquiétude et de cet avenir incertain que je parle ici, car tant de livres, d’études, d’articles ont été écrits à ce sujet. Je ne commente pas non plus l’expérience des Villes nouvelles apparues en Europe à l’issue de la seconde guerre mondiale, ni celles de la région parisienne auxquelles j’ai, pour partie, participé lors de leur création. Celles-ci, décidées par l’État, furent en leur temps une réponse originale et courageuse pour résoudre un problème régional. Pour l’essentiel elles sont une réussite.
Je veux donner à réfléchir à l’illusion généreuse de ces multiples schémas idéaux évoqués plus haut. Toutes les époques et de nombreux pays les ont produits sous les diverses formes que les nécessités et les préoccupations du moment suscitaient.
Jules Verne décrit dans Les cinq cents millions de la Bégum la lumineuse et hygiénique « France ville », Tony Garnier dessine à La Villa Médicis sa ville idéale qu’il appellera plus tard « La Cité industrielle », Claude Parent esquisse une ville tracée sur le concept de la « fonction oblique » explorée avec Paul Virilio, Yona Friedman loge les habitants de sa ville future dans d’immenses structures spatiales, Jean-Claude Bernard sculpte les volumes de sa « Ville totale », Paolo Soleri, au nord de Phoenix, bâtit avec ses étudiants sa ville « Arcosanti » développée sur le principe d’arcologie qu’il a conçu, sans compter les cités futuristes du groupe Archigram. Tant d’autres architectes ont imaginé les leurs..., je pense à celles que Jacques Rougerie a demandées aux architectes du monde entier de proposer : les villes dans l’espace ou sous la mer. J’ai moi-même, au temps de mes études, fait le croquis de « Jardins Cités », villes troglodytes enfouies sous la roche et la verdure. Notons encore parmi les artistes le projet Mnémosyne, Ville du silence et de la mémoire, imaginée par Anne et Patrick Poirier.
Le livre de la philosophe, critique d’Art et d’Architecture Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, publié aux éditions du Seuil en 1965, présente les réflexions ou propositions de trente-sept écrivains, philosophes, architectes, industriels des XIXe et XXe siècles. Il montre combien l’abstraction de ces modèles théoriques ne peut apporter de réponse à un problème complexe.
Un autre philosophe, Jean-Christophe Bailly, exprime par d’autres mots l’illusion d’une ville idéale, lorsqu’il écrit : « La ville, dans l’usage générique de ce mot se profile toujours le fantôme d’un idéal perdu, sans doute imaginaire, mais que tout geste de fondation tend à relancer... La ville contemporaine n’est plus une unité intégralement composée, un corps qui sent et perçoit ses limites ». Dans un autre chapitre il s’interroge sur la capacité de l’architecture et des projets spectaculaires à résoudre le problème des villes contemporaines. Je considère, quant à moi, que les architectes auteurs de ces œuvres exceptionnelles, de ces « pièces urbaines » réalisées parfois dans les villes nouvelles, sont conscients qu’elles ne peuvent à elles seules répondre au défi urbain mais qu’elles apportent une bouffée d’air, une respiration, un signal dans un bâti qui, sans elles, ne serait que de pur usage. C’est ce qu’exprime Claude Parent lorsque, dans son livre Errer dans l’illusion, il écrit ces lignes : « Aventurez-vous dans la théorie, restez éveillé dans vos rêves, abandonnez aux autres le deux et deux font quatre, préférez le chaos. Œuvrez dans l’illusion ». }
Henri Lefebvre, dans le Droit à la Ville publié en 1968 s’élève contre les urbanisations récentes conçues, dit-il, par ceux qu’il appelle « les savants », parmi ceux-ci les architectes et urbanistes dont les projets sont élaborés dans le secret de leurs cabinets. Dans une vision plus collective il voudrait que les habitants participent eux-mêmes à la conception et à l’organisation de l’espace, répondant ainsi « à leur désir de vivre pleinement une vie urbaine dans, dit-il, des espaces réussis favorables au bonheur... ».
Intention généreuse mais difficile d’application, elle est, pour partie, une autre expression de l’illusion urbaine.
Pour ma part, au-delà des critiques formelles ou des préoccupations sociologiques, je note et je regrette que ces projets d’un réel contenu poétique, ne prennent pas en compte l’inéluctable et incontrôlable extension des villes au-delà du périmètre que ceux qui les ont conçues avaient défini.
Pour n’en citer qu’un exemple je songe à l’émergence de la ville des ouvriers qui s’est constituée et développée dès les premiers chantiers puis durant sa construction aux abords de Brasilia, nouvelle capitale conçue par Lucio Costa et pour partie réalisée par Oscar Niemeyer.
Les Villes nouvelles proches de Paris avaient un objectif plus modeste, non de créer des entités urbaines autonomes, mais de parer au développement anarchique et extensif de la région parisienne.
Ces quelques réflexions ont pour objet de dire l’immense difficulté d’un problème urbain brûlant, et l’illusion d’espérer le résoudre par des discours et des schémas.
Face à cette situation qui perdure dans de nombreux continents, j’émets à mon tour, par jeu, l’utopie suivante : imaginons, une entité urbaine mystérieuse, une ville ignorante de l’agitation des hommes qui l’habitent, libérée de leurs vaines tentatives de gérer son développement, une macrostructure dont la dynamique interne déterminerait sa propre évolution, son espace, son volume, ses limites.
Cette ville atteindrait d’elle-même, sans l’aide de ses habitants, la forme idéale d’une « ville recentrée ». C’est le titre que j’ai donné à un article écrit il y a quelques années. Dans cette hypothèse, cette ville idéale concentrerait dans une hyperdensité urbaine toutes les activités traditionnelles et toutes les activités périphériques au lieu de laisser ces dernières s’étendre hors les murs, dans le désordre, l’étalement et le gaspillage de territoires.
Par activités périphériques j’entends toutes ces zones industrielles, ces centres commerciaux, ces parcs de loisirs, services nécessaires mais dévoreurs d’espaces, et tous les réseaux routiers et ferrés qui les desservent. Ces excroissances, réinsérées au sein de la « ville recentrée », laisseraient alors la végétation reconquérir en quelques années leurs vastitudes abandonnées et recouvrir leurs ruines esseulées de buissons, de fleurs et d’arbres. Ruines que les archéologues du futur découvriraient avec étonnement.
Je songe ici à André Malraux lorsqu’il parcoure les temples Khmers engloutis par la forêt lorsqu’elle étend « son réseau à mailles serrées et ses monstrueuses frondaisons ».
Cette utopie que j’imagine récuserait les propos du philosophe déjà cité, Jean-Christophe Bailly, lorsqu’il écrit : « La ville apparaît aujourd’hui comme un puzzle dont les pièces ne s’ajointent pas forcément et dont il serait vain d’attendre qu’elles puissent toutes ensemble configurer une image un tant soit peu stable. »
Michel Rousselot, ancien Directeur de la Ville Nouvelle de Marne-la-vallée, à qui j’avais envoyé mon article, me répondit qu’il y aurait certainement « ... des évolutions dans le sens de cette utopie du recentrage de la ville ».