Entretien avec Jean-Christophe Ballot, architecte, cinéaste et photographe
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Quelle place occupe la photographie d’architecture au sein de votre travail de photographe ?
Jean-Christophe Ballot : Au départ j’ai fait des études d’architecture ! Après sept ans d’études j’ai passé mon diplôme mais j’étais plutôt orienté vers la scénographie. C’était en 1986, trois ans avant 1989 et le bicentenaire de la révolution française, et les projets de préfigurations étaient dans l’air. Le sujet de mon diplôme d’architecture fut la conception d’une mise en scène du Balcon de Jean Genet dans la cour carrée du Louvre, avec toutes les questions de représentation et de théâtralité que cela suscitait. La question du théâtre allait revenir plus tard dans mon approche photographique.
Après mon diplôme, je me suis intéressé au paysage urbain plus qu’à la construction. À ce qui fait la ville. Je me sens à la fois un professionnel qui répond aux demandes de ses clients, et un artiste qui s’exprime. Souvent les deux se confondent, je réponds à la commande avec ma propre sensibilité.
N.E. : Quand vous travaillez comme photographe, se pose la question de « faire œuvre sur l’œuvre »
J.-C. B. : Au départ un architecte a une pensée qui s’est mise en place, et moi je fais une œuvre photographique sur une pensée qui existe déjà. Je vais m’attacher à comprendre la pensée d’origine, me l’approprier mais ensuite en faire autre chose – sinon c’est juste un enregistrement du réel. Une des définitions de la photographie n’est-elle pas « un enregistrement mécanique d’un fragment de la réalité » ?
N.E. : Quels principes guident votre pratique ?
J.-C. B. : J’ai une théorie à partir de « l’œil du prince », en référence au théâtre de Palladio à Vicenza. C’est l’endroit exact où tout s’ordonne correctement, dès qu’on s’en écarte on perd quelque chose. Pour moi la question du paysage urbain, c’est la recherche du point de vue depuis cet œil du prince. Quand je photographie un bâtiment, je me déplace jusqu’à trouver le meilleur point de vue. Quant à la théâtralité, Sartre souligne que le théâtre apparaît en même temps que la notion de cité dans la ville grecque. Il s’agit cette fois de représentation sociale. La cité est un immense théâtre.
N.E. : Vous photographiez aussi la sculpture ?
J.-C. B. : Oui, cela procède de la même démarche. Le Corbusier définit l’architecture comme « le jeu savant des volumes sous la lumière ». De la sculpture à l’architecture, on change d’échelle, mais ce sont toujours des volumes. À nouveau, il s’agit de faire œuvre sur l’œuvre. Mais sans la trahir.
N.E. : Comment pouvez-vous être sûr de ne pas la trahir ?
J.-C. B. : Il faut arriver à transcender. Comprendre, accompagner et sublimer. C’est le même enjeu dans mon travail sur Gilgamesh (L’épopée de Gilgamesh, éd. Diane de Selliers). Je ne photographie pas des sculptures mésopotamiennes, je fais des portraits, en l’occurrence de Gilgamesh, Enkidu, Humbaba ou Ishtar à différents moments du récit de l’épopée, avec l’émotion qui les baigne.
N.E. : Comment travaillez-vous spécifiquement pour l’architecture ?
J.-C. B. : Je réponds à très peu de commandes d’agences d’architecture, le marché ayant complètement changé. }
Dans les années 80, une bonne photo d’architecture se faisait à la chambre sur des films format 4’x5’. C’était techniquement compliqué, et à la portée uniquement de certains professionnels chevronnés. La photo d’architecture représentait une niche très pointue, occupée par quelques photographes spécialisés dans ce domaine et équipés pour. Tout a changé avec l’apparition du numérique dans les années 90-2000. Aujourd’hui cette technique a atteint sa maturité, et moi-même je l’utilise volontiers car elle présente nombre d’avantages. Sont arrivés ensuite les logiciels Photoshop, Ligthroom, etc., de sorte que maintenant dans chaque agence il y a au moins un collaborateur capable de faire des reportages corrects si on n’a pas un niveau d’exigence trop élevé !
N.E. : Ce sont dans ce cas des photos utiles pour documenter les projets, pas des photos « artistiques »
J.-C. B. : Oui mais souvent cela suffit pour l’usage que l’agence va en faire. Il y a heureusement encore des architectes qui conçoivent les choses autrement et reconnaissent l’intérêt de bénéficier du regard d’un photographe professionnel. Ce soir par exemple je vais réaliser une série de photographies nocturnes d’un projet paysager à Orsay. Il s’agit de créer des circulations à travers la forêt afin qu’étudiants et chercheurs puissent gagner les campus sur le plateau depuis les gares situées dans la vallée. Nous avons réalisé déjà le reportage de jour.
N.E. : Il s’agit là de photographie documentaire, et non interprétative ?
J.-C. B. : Oui, mais on peut documenter à plat, ou tenter de donner du souffle, d’imprimer une esthétique. Au siècle dernier, j’ai travaillé pendant douze ans sur le chantier du musée du Louvre, j’en ai tiré quatre livres. Et une exposition en 2002 au Louvre. Le mécène des travaux de mise en lumière des cours, EDF, avait fait faire, par un photographe d’entreprise, des images de nuit du Louvre. C’est en effet ce qu’elles représentaient. Mais cela ne faisait rêver personne. Ils m’ont ensuite sollicité pour que j’apporte autre chose. Un regard poétique. Mon imaginaire.
N.E. : Est-ce très différent pour vous de photographier des bâtiments ou des jardins, voire des paysages ?
J.-C. B. : Pour les bâtiments on reste dans des logiques de fonctionnalité. Il est important de connaître les intentions de l’architecte et de les restituer au mieux. Libre à moi de faire quelques images en plus, qui viendront compléter le travail, mais au départ l’architecte n’en a pas besoin. Alors que le jardin, par définition, on lui demande d’être poétique, une simple image de restitution ne peut suffire, et les paysagistes y sont très sensibles. Le photographe jouit d’une plus grande liberté d’interprétation, j’ai aujourd’hui davantage de commandes de photographie paysagère.
N.E. : Qu’en est-il des commandes institutionnelles ?
J.-C. B. : Après le chantier du Grand Louvre, j’ai suivi le Musée de l’Orangerie, et je viens de suivre pendant douze ans le chantier du quadrilatère Richelieu pour la BnF et l’OPPIC. On est bien dans des questions d’architecture, mais pas dans le rendu de la chose belle. Il s’agit d’une poésie de l’entre-deux, d’une métamorphose.
N.E. : Une poétique du temps ?
J.-C. B. : Oui, qui rejoint la question fondamentale de la photographie : cet arrêt du temps, qui en même temps l’immortalise. J’ai eu la chance d’avoir ces grandes commandes dans la durée, et il y a pour moi une réelle poétique du chantier. Bien sûr les photographies sont nécessaires d’un point de vue documentaire, pour montrer l’avant/après, et même comme preuve en cas de conflit juridique. Mais elles racontent aussi une aventure fantastique de douze ans, du point de vue artistique, et une mission de témoignage pour les générations futures : « ce fut ainsi ». C’est un parcours sensible où se retrouvent des problématiques qui sont les miennes, comme la question de la bâche plastique, ou du béton, matériaux réputés pauvres mais qui rejoignent l’Arte povera italien. Pour la majorité des gens, la bâche plastique renvoie à l’emballage, pour moi elle s’inscrit dans la tradition du drapé qu’on retrouve dans la statuaire. Comme elle est brillante, elle joue avec les éclairages qui lui tombent dessus, à la fois reflet, matière et transparence. C’est un exemple de modernité et d’approche singulière du sujet.
N.E. : Vous arrive-t-il d’être interpellé par un bâtiment, un paysage urbain ?
J.-C. B. : Oui souvent. Il y a des villes auxquelles je suis très attaché. J’ai réalisé six campagnes photographiques sur Berlin dont deux avant la chute du mur. Et puis Rome, la ville éternelle. J’ai actuellement un projet tout à la fois historique et artistique sur les paysages urbains de Rome mêlant photographies et gravures... Dans l’histoire de l’art occidental, Piranèse est le premier à travailler sur le paysage urbain, ce qui constitue 80% de son œuvre. Il se fait que j’ai 27 gravures de sa main qui représentent Rome, que je voudrais confronter aux paysages urbains et aux sites d’aujourd’hui. J’ai aussi une collection de gravures du XVIIIe, des photographies du XIXe, et un fonds de photographies à la chambre réalisées en 1991 quand j’étais pensionnaire à la Villa Médicis. J’y retourne fréquemment pour travailler sur le visage contemporain de la ville et des évolutions de ses bâtiments iconiques et de leur environnement. À travers quatre siècles de représentations de la ville éternelle, c’est aussi l’histoire d’une pensée de l’urbanisme qui s’énonce !