L’utopie en matière d’art

Par Pierre Carron, membre de la section de peinture.

Il dit et la chose arrive / Il ordonne et elle existe 

Le mirage, l’illusion, les nouvelles technologies, la remise à l’ordre du jour du chantier robotisé du mythe de Babel...

Mais les arts dans tout cela depuis que la page est tournée, que sont-ils devenus ?

Qu’entreprendre aujourd’hui pour donner un avenir au contemporain, à un art qui se veut à la fois un début et une fin ?

Le projet de l’art, comme celui de l’académisme au sens traditionnel, n’est-il pas devenu plus que jamais utopique ? L’artiste aujourd’hui comme celui d’hier est confronté, à des degrés divers, à des problématiques liées au projet même de l’art : la nécessité de se dépasser pour accéder à cet "au-dessus de l’homme" qu’exige la création artistique. Rares sont ceux qui parviennent à cet état, ils sont alors qualifiés de génie et reconnus comme disposant d’un pouvoir, celui de procréer des êtres en transposant la chair dans la pierre, en imaginant des gestes poétiques, de trouver dans le plan d’un espace mental la profondeur... peindre l’air, inscrire le mouvement dans le silence d’une certaine immobilité, transposer de millimètre en millimètre les moindres détails du corps afin d’obtenir en surface de volume l’épiderme souhaité.

J’ai choisi deux chefs d’œuvre : les Esclaves de Michel Ange conservés au musée du Louvre. La thématique, parallèlement à la taille directe avant que l’œuvre ne soit sa réalisation, reste improbable comme la technique dont il est question ici, sans retour. L’exemple jumelé des deux esclaves m’apparaît comme un défi et comme la stratégie privilégiée pour accéder à un espace mental, où le projet de l’œuvre d’art deviendrait possible, où le rêve pourrait prendre corps, où les limites seraient abolies : un Jardin des délices, où ce qui paraît impossible devient possible après avoir échappé à l’oubli, et devenir un chef d’œuvre inspiré à un homme qui franchissant ses limites parvient à son génial dépassement.

En présence des deux Esclaves de Michel Ange, selon l’intitulé : l’un révolté, l’autre mourant, je m’interroge dans un premier temps sur ces créatures surdimensionnées, sur le processus de leur mise en place, de surcroît à partir d’une pratique sans repentir : la taille directe. Et aussi sur les secrets qui ont présidé à ce type d’émergence : d’où venaient cette prémonition, cette capacité à désigner à flanc de montagne les blocs de marbre où sommeillaient, tels des fossiles, ces deux géants, les éveiller alors en les séparant de leur empreinte, suspendre le geste, réinventer la morphologie, transposer la chair, ce pouvoir particulier de deviner à travers le bloc l’œuvre à venir ? Enfin j’interpelle l’énigme sous l’angle particulier d’une certaine forme de résurgence d’un monde antique qui semblait s’être achevé quelques siècles plus tôt, qui avait produit tant de chefs d’œuvre en prenant appui sur une thématique mythologique où le monde des dieux et celui des hommes n’étaient pas étranger l’un à l’autre. Une vision de l’univers où, tout règne confondu, tout pouvait se jouer, l’éloge de la beauté dans les déchirements, l’effroi, le délectable, l’atroce qu’il fallait mettre en images afin de rendre visible par l’art l’invisible, effectuer ce passage des ténèbres à la lumière.

Considérons l’utopie sous l’angle particulier des beaux-arts, comme l’un des moyens majeurs susceptibles de donner corps au rêve de l’artiste. Le poète Francis James l’exprime avec les mots : "Je voudrais poser sur elle avec dévotion le parfum d’une couleur qui n’aurait pas de nom".

Songeant à l’utopie, l’art lui-même n’en serait-il pas une représentation ? En effet, avant que l’œuvre ne soit, pour l’auteur aussi bien que pour le spectateur à venir, tout peut porter à croire qu’elle est irréalisable, pour des raisons pratiques certes, mais également pour celles qui tiennent aux limites de l’homme confronté à un projet qui le dépasse et que par une certaine forme de transcendance il réalise contre vents et marées, une position qui pourrait se résumer ainsi : entreprendre en dépit de... "Il allait jusqu’à prétendre qu’il était fou de croire que dans les arts ou les sciences la création est un acte libre de la volonté, car l’enthousiasme nécessaire à cette création ne vient pas de nous, il est produit en nous par l’action de quelque principe supérieur qui nous est étranger" (in L’Homme au sable, E.T.A.Hoffmann (2)).

Lorsque Michel Ange parle de sa pratique de la taille directe, ne dit-il pas qu’il ne fait que délivrer l’ange enfermé dans la pierre ? Comment, à partir de cette déclaration, en revenir au principe supérieur qu’évoque Hoffmann qui centre son œuvre sur une certaine forme d’utopie : Olympia, mécanique dotée toutefois de véritables yeux arrachés à un enfant ?

L’utopie pour le sculpteur, l’auteur des esclaves, ne tient-elle pas à ce désir ancestral d’idéaliser le geste entrevu ? Mais pour ce faire il faut un acte, et cet acte n’est autre que, selon Michel Ange, de disposer du pouvoir de deviner dans le bloc de marbre l’œuvre à venir, réveiller les deux esclaves débarrassés de leur gangue qui les paralysait, les enserrer dans l’air respirable qu’ils dessinent, suspendre leur geste, les placer à la vue de tous dans le silence d’un hors-du-temps, deux géants aussi inutiles qu’indispensables, deux figures emblématiques qui occupent désormais dans l’espace de la mémoire la place qui leur revient, non pas seulement celle de reliques d’un temps révolu, mais plutôt sous un autre angle : celui d’une présence susceptible d’engendrer des imaginaires pour l’avenir.

Bien davantage qu’une simple réflexion sur ce que représente l’utopie comme moyen et méthode pour atteindre, en dépit de tous les obstacles, l’objectif : l’impérieux désir de l’art.

En relisant ces lignes j’ai conscience du peu que je tente de dire sur l’utopie, sans doute en raison qu’elle n’est pour moi qu’un moyen et non une fin. Sans doute également, j’ai voulu en choisissant Michel Ange, les Esclaves du musée du Louvre, opposer une production emblématique, prodigieuse, aux prétendues créations d’aujourd’hui. En écho et pour conclure, une question : quelle était la nature de l’utopie durant les grandes époques de création en regard des utopies qui animent notre temps : espoir ou désespoir ?

Une conclusion sous forme d’interrogation devant les innombrables prodiges apparus en tout lieu du monde, dont les Esclaves. Pour quelle raison ne serions-nous plus en mesure de donner une suite à ce rêve, l’utopie n’en serait-elle pas la clé ? ■

 

1- Psaume 33:9, Ancien testament. Peint au revers des deux volets fermés du triptyque Le Jardin des délices de Jérôme Bosch,

conservé au musée du Prado à Madrid.

2 - E.T.A. Hoffmann, L’homme au sable, Les Contes Nocturnes, 1817.

Michelangelo Buonarroti dit Michel-Ange (1475-1564), "l’Esclave rebelle" et, au premier plan, "l’Esclave mourrant", vers 1513, marbre, hauteur 2,10 m, aile Denon du musée du Louvre. Photo DR
Michelangelo Buonarroti dit Michel-Ange (1475-1564), "l’Esclave rebelle" et, au premier plan, "l’Esclave mourrant", vers 1513, marbre, hauteur 2,10 m, aile Denon du musée du Louvre. Photo DR