La fondation suisse Jan Michalski vient d’abriter une exposition intitulée « Le reflet des mots », consacrée à l’œuvre du grand maître des illusions Markus Raetz, peintre et graveur suisse, décédé en 2020.
1 Observez l’objet « AHA ! » représenté sur l’affiche. Vu d’un côté, c’est une lettre A majuscule. D’un autre, c’est un H. Par la tranche, c’est un point d’exclamation !
2 Une autre de ses œuvres est située au sommet d’un poteau situé place du Rhône à Genève. Depuis un côté de la place, on lit les trois lettres du mot OUI. Traversons la place, levons les yeux et c’est maintenant un NON.
3 On pourrait penser que cette illusion ne peut pas se traduire en anglais car NO ne contient que deux lettres alors que YES en contient trois. Et pourtant, Markus Raetz réussit cet exploit.
4 Encore une œuvre intéressante : une table basse, une grande bouteille et un petit verre. Tournons autour de la table. Le petit verre est devenu grand et la bouteille est petite.
La perception d’un objet en fonction du point de vue intéresse depuis longtemps les artistes, les philosophes, les psychologues mais aussi les mathématiciens. Depuis la Renaissance, la perspective nous invite à une réflexion sur le rapport entre le sujet et l’objet. Markus Raetz nous interpelle sur la réalité et sur le regard de l’autre.
5 Notre cerveau est habitué à la « perspective inverse ». Lorsque nous voyons une ellipse par exemple, nous sommes bien souvent conscients qu’il s’agit en fait d’un cercle que nous voyons en perspective. Bien souvent, mais pas toujours car un ballon de rugby n’est pas un ballon de foot et nous les distinguons sans effort. Parfois, nous sommes perplexes face à des images impossibles dont M.C. Escher avait le secret.
6 La couverture du bestseller de Douglas Hofstadter intitulé Gödel, Escher, Bach contient un joli ambigramme projetant les lettres G, E et B sur trois plans et semble unifier le logicien, le dessinateur et le musicien dans un même objet.
La projection est l’un des outils géométriques les plus importants : une mathématisation de la perspective en Art. La géométrie projective fut inventée par Girard Desargues au début du 17 e siècle et reste aujourd’hui le terrain de jeu privilégié de la plupart des géomètres.
Je doute que la Lettre de l’Académie des beaux-arts ait jamais publié un théorème de mathématiques ?
En 1986, le mathématicien Kenneth Falconer, spécialiste de la théorie des fractales, était loin de penser qu’un de ses théorèmes abstraits mènerait à un objet commercialisé...
7 Dessinez autant de silhouettes que vous le souhaitez sur une feuille de papier, par exemple ces 24 personnages.
Falconer démontre le théorème suivant :
« Il existe un objet 3D qu’on peut poser sur une table basse et qui a la propriété suivante. Lorsqu’on tourne autour de la table, on voit successivement les 24 personnages choisis, dans l’ordre, comme des ombres chinoises. »
Pour illustrer son théorème, un peu comme une plaisanterie, Falconer a l’idée d’un cadran solaire numérique.
« Il est possible, au moins en théorie, de construire un ensemble dans l’espace dont l’ombre à tout moment de la journée donne l’heure écrite en chiffres » écrit-il dans son article.
8 Voici le dessin, pas très joli, qu’il inclut.
En 1986, il aurait été bien surpris d’entendre qu’un jour un brevet serait déposé et qu’on pourrait acheter sur internet un cadran solaire numérique pour une somme modique. Ainsi, lorsque l’on installe son cadran solaire dans son jardin, convenablement orienté bien sûr, l’ombre du soleil indique l’heure en chiffres ! Incroyable mais vrai.
9 Le premier prototype de cadran solaire digital fut construit en 1994 mais il ne montrait pas les chiffres de l’heure en ombre, mais plutôt en lumière.
Voici une photographie du cadran à 12h40.
10 Depuis 2015, on peut télécharger en libre accès un fichier et imprimer son cadran numérique personnel en 3D. Celui-ci indique midi.
Une indication sur la preuve du théorème de Falconer ? Le principe est celui des stores vénitiens. La lumière du soleil est bloquée par un store vénitien dans presque toutes les directions et passe sans difficultés dans les directions parallèles aux lattes du store. Si l’on superpose un grand nombre de stores, orientés dans de multiples directions, on peut faire en sorte que la lumière passe dans certaines directions et pas dans d’autres, un peu selon notre souhait.
À vrai dire, le résultat est beaucoup plus général, même s’il est plus difficile à énoncer et... à démontrer. Au lieu de commencer avec un certain nombre de silhouettes, on peut tout aussi bien considérer un film continu, constitué d’une infinité d’images qui se déroulent progressivement. Le théorème affirme qu’il existe un objet dont les ombres sous le soleil, au fil de la journée, jouent ce film.
Peut-on imaginer la construction d’un bâtiment dont l’ombre portée transmettrait un film ?
Pour plus de détails, le lecteur a deux possibilités. La première est de lire l’article de K. Falconer, s’il est suffisamment versé en mathématiques : Falconer, K. J. Sets with prescribed projections and Nikodým sets. Proc. London Math. Soc. (3) 53 (1986), no. 1, 48—64.
La seconde, pour les bricoleurs, est de lire le brevet qui contient tous les détails : http://www.google.com/patents/US5590093.
Pour la petite histoire, K. Falconer m’a fait une démonstration de « son » cadran solaire numérique dans son bureau de l’Université de St Andrews en Écosse. Il m’a expliqué qu’il n’est pas facile pour lui de l’utiliser car d’une part le soleil n’est pas si ardent en Écosse, et d’autre part son bureau est orienté au nord ! Il en est donc réduit à montrer le fonctionnement de son cadran grâce à une lampe de poche. Fidèle à la tradition du mathématicien « pur », il n’avait pas pensé à déposer un brevet pour son idée... mais l’entreprise Digital Sundial International qui fabrique le cadran a eu la « gentillesse » de lui envoyer un exemplaire gratuit !
Un charmant petit livre intitulé Flatland (Le plat pays), publié en 1884 par Edwin Abbot, raconte la vie d’êtres bi-dimensionnels condamnés à vivre dans un plan, sans connaître l’existence de la troisième dimension. Un carré reçoit la « visite » d’un être de la troisième dimension qu’il ne peut percevoir qu’à travers ses projections planes. Il tente alors de persuader ses concitoyens de l’existence d’autres dimensions, mais il ne convainc personne et il est jeté en prison. Le livre suggère que nous devrions de même nous extraire de notre carcan tri-dimensionnel pour gagner les dimensions supérieures.