Entretien avec Yannick Haenel, écrivain
Propos recueillis par Nadine Eghels
Nadine Eghels : Vous êtes écrivain, et avez conçu un livret d’opéra intitulé Papillon noir pour le compositeur Yann Robin. Comment est venue cette proposition ?
Yannick Haenel : J’ai rencontré Yann Robin à la Villa Médicis ou nous étions tous deux pensionnaires en 2008-2009. De notre amour conjugué pour la musique contemporaine et pour la littérature est né le désir de travailler ensemble, et de faire cette chose folle : un opéra. J’ai donc écrit la voix d’une femme pour un monodrame.
N.E. : La thématique était-elle définie ?
Y.H. : Il y avait l’idée d’une indécision sexuelle, peut-être cette femme avait-elle été un homme. Au début j’avais placé ce long monologue sous l’égide de David Bowie, une référence trop écrasante. Mais affleurent les restes d’une transformation puisque cette femme, à l’instant de sa mort, non seulement se souvient de tout mais accueille de manière hallucinée tous ses amants. Et ses amantes. Je voulais que son désir englobe le monde entier et pas seulement la moitié. L’un des mouvements de ce texte est un flux constant, où tout arrive. Comme dans l’écriture. On est dans la nuit, dans l’inconnu, on ne sait pas ce qui va se passer et peu à peu quelque chose émerge de ce noir. Ici en l’occurrence, une voix, assimilée à de la lumière. Nous voulions que la scène soit dans le noir, il y aurait comme des petites lucioles, des lumières sur le visage de cette femme, qui peu à peu s’éteindraient... à la fin resterait ce papillon devenu noir. Elle devait parler sans cesse, ce qui la maintenait en vie. Comme la lumière maintient la vie du papillon. C’est une voix qui résiste à son empêchement.
N.E. : Que vouliez-vous représenter ?
Y.H. : Je voulais représenter l’irreprésentable, l’instant de la mort. Je me suis imaginé de figurer cela par le langage qui peu à peu s’amoindrit et finalement se casse. Elle parle, les mots deviennent très pauvres comme dans Beckett... puis elle se tait.
N. E. : Comment en est-elle arrivée là ?
Y.H. : Elle rentre chez elle le soir, prend le téléphone, parle à sa mère, et raconte qu’elle vient de se faire renverser par une voiture. Elle est seule, ne veut plus ressortir, se sert un verre de vin. Elle a eu un accident mais ça va... bien que cela réveille de vieilles douleurs. En fait elle est morte, je voulais qu’on le sente peu à peu. Dans l’écriture comme dans la musique, nous nous sommes inspirés du livre des morts tibétain. Et du bardo. C’est un couloir qui s’ouvre à l’instant même, ou juste après la mort physique. L’âme, ou l’esprit, s’y maintient encore dans une sorte d’indécision. Ce sont les limbes. Dans le livre des morts tibétain, il y a plusieurs degrés de conscience, qui s’amoindrissent, avec des couleurs. Cela a permis à Yann Robin d’introduire différents timbres dans sa musique, de la colorer. Sur scène il y a un chœur, qui lit du sanscrit. Cette image du bardo m’a livré la scénographie intérieure nécessaire pour créer cette fiction. Une femme chez elle, qui pense être chez elle, qui parle à sa mère... mais en fait toute seule. Elle marche à petit pas dans l’obscurité dans son appartement, et dans ce couloir qui s’ouvre sur la distance qu’elle entretient avec elle-même, elle va peu à peu quitter ce qui l’attache à son corps. Elle longe la mince cloison qui la sépare d’elle-même.
N.E. : D’où vient cette phrase, mise en exergue dans le livret ?
Y.H. : Cette phrase m’accompagne depuis des années : « Je longe à pas de loups la mince cloison qui me sépare de moi-même ». Une phrase énigmatique que je transporte avec moi. On a pu me dire qu’elle était de Heidegger, ou de Kierkegaard, je ne l’ai trouvée chez aucun d’eux mais elle est dans chacun de mes livres. Car chaque fois que j’écris, c’est comme pour déplier cette phrase, dont je ne suis pas sûr de comprendre le sens. Certains jours j’ai tendance à y voir une faveur, un beau programme, d’autres jours j’y vois la mort qu’elle annonce. C’est à la fois un rêve et un cauchemar. C’est le mouvement même de l’écriture.
N.E. : C’est la première fois que vous écriviez pour une voix ?
Y.H. : Oui... Cela m’a plu infiniment.
N.E. : Connaissiez-vous la musique de Yann Robin ?
Y.H. : C’est une musique très violente, qualifiée de spectrale. Une musique de ruptures, saturée, qui défie le chaos. Une matière qu’il me plaisait de concasser. J’ai écrit ce texte avec peu à peu l’envie de ne plus mettre de ponctuation. Dans le mouvement inexorable qui aspire cette femme, j’ai remplacé toute la scansion par des tirets ; en dactylographiant le texte, d’abord écrit à la main, il y avait une sorte de jouissance à taper ces tirets qui à la fois relevaient d’une forme de béance, mais aussi de relance... c’est devenu un rythme. Peu à peu j’ai vu apparaître de plus en plus de tirets à mesure que les mots s’affinaient, qu’elle parlait de moins en moins et laissait place au silence. J’avais l’impression de sentir son rythme cardiaque s’amenuisant, tandis que le texte était attiré vers quelque chose de fou. Un appel qui venait de devant. Tel le chant des sirènes. À la fin il n’y avait plus que des tirets, bientôt plus de mots, un graphisme horizontal, comme un encéphalogramme devenu de plus en plus plat.
N.E. : L’écriture viendrait du moment de la mort en non des souvenirs ou des émotions accumulées ?
Y.H. : Oui c’est une intuition déraisonnable mais elle a porté ce texte bref, écrit dans une fulgurance. D’ordinaire on a la sensation d’être traversé par du langage venu d’une source profonde qui se transmet à travers nous. De manière inexplicable j’ai eu la sensation que j’allais vers un point qui était le commencement. Un point situé devant, qui coïncidait avec la mort de cette femme. Comme si l’instant de la mort, dont on ne peut pas revenir, était un ravissement, une sorte d’extase qui projetée sur nous à rebours donnerait toute l’énergie de l’existence. J’ai articulé cette petite théorie avec celle qui suppose qu’à l’instant de mourir, on revivrait sa vie. Et j’ai introduit des moments d’accélération pour faire revenir ces épiphanies. Il est apparu que ce serait impossible à chanter. Mais dès le début j’avais imaginé plutôt une voix parlée.
N.E. : Etait-ce prévu avec le compositeur ?
Y.H. : Oui j’avais une liberté totale, et je ne me voyais pas écrire des arias et des récitatifs ! Il était prévu que la soprano dirait le texte sans le chanter, mais de manière mesurée. Tous les mots, tous les moments de ce texte ont été introduits dans une partition et ont été rythmés. La chanteuse dit le texte, mais avec la partition. C’est un spectacle tout entier axé sur une voix qui trouve sa musique. L’instant de la mort suscite une voix, et c’est comme si cette voix allumait de la musique... Une femme se perd dans son être et s’adresse à on ne sait qui. Et derrière, un orchestre et des chœurs semblent naître de cette voix.
N.E. : Comment avez-vous travaillé ensemble ? Avez-vous écrit tout le texte d’abord ?
Y.H. : Dans une première phase, où nous nous accordions sur le projet, j’en ai montré quelques passages à Yann Robin, mais il a composé la musique après avoir reçu l’intégralité du livret. Si je connaissais son univers musical, je n’ai pas écrit en fonction de la musique mais de la logique textuelle. Il a ensuite cousu sur le corps du texte une robe musicale. Rien n’en a été ôté, il a suscité ce relief sonore à partir de ce texte. Pour moi c’est aussi un texte de littérature, j’allais l’éditer et il fallait qu’il puisse vivre indépendamment de l’opéra. C’est un texte qui cherche sa voix.