Par Laure Barthelemy-Labeeuw, responsable des collections à la Villa Ephrussi de Rothschild, avec Alain-Charles Perrot, membre de la section d’Architecture
Au détour d’un virage de la route de la corniche, on la découvre majestueuse, posée sur son rocher, entre mer et ciel sur la presqu’île de Saint-Jean-Cap-Ferrat. Les villas Palladiennes de la Terra Ferma nous reviennent en mémoire avec cette douce nostalgie de luxe, de calme et de volupté : c’est La Villa Ephrussi de Rothschild, dite « Île-de-France ».
Béatrice Ephrussi, née Rothschild (1859-1934) connaît depuis l’enfance cette Riviera : sa grand-mère possède une villa à Cannes et elle-même passe la saison hivernale à Nice, fréquentant assidument les casinos de Monaco. En 1905, elle découvre le chemin muletier de Saint-Jean-Cap-Ferrat, tombe éperdument amoureuse du site et achète 7 hectares du lieu-dit La Colle Blanche. Entre 1907 et 1912 ont lieu des travaux titanesques, à commencer par l’arasement de la crète à la dynamite. Il faut amener l’eau, dessiner les jardins, bâtir la villa. Béatrice n’est pas une cliente facile d’après les mémoires de l’architecte Albert Laprade (1928). Les Prix de Rome, qui ont l’habitude de dessiner selon leurs bons plaisirs pour de riches commanditaires, se retrouvent face à une femme érudite, déterminée et indépendante, qui n’hésite pas à détruire ce qui ne lui convient pas, à demander des maquettes à taille réelle en bois et toiles tant pour les décors des façades que pour les proportions des jardins. Elle épuise ainsi quatre architectes. Marcel Auburtin (1872-1926), prix de Rome de 1898, établira les plans généraux avec la répartition et la localisation des appartements, notamment avec l’habile distribution du patio, le rejet de la salle à manger côté cour et la mise en place du rythme des façades. Mais sans l’intervention d’Aaron Messiah (1858-1940), l’architecte d’exécution, Béatrice de Rothschild n’aurait gardé ni Auburtin ni ses plans. Messiah a su écouter sa commanditaire. Là où Auburtin restait sagement dans une copie des hôtels particuliers parisiens du XVIII e avec absides et niches, Messiah ouvre des fenêtres, allège les structures. Béatrice Ephrussi de Rothschild veut que sa demeure soit moderne, avec tout le confort que l’on peut trouver : électricité, chauffage central, ascenseur, téléphone. Pour la construction, elle demande des matériaux modernes qui permettent une construction rapide comme le ciment armé utilisé pour les décors des façades. Un procédé particulier est utilisé pour le ciel du patio : charpente métallique et ciel-plafond suspendu en bois recouvert de plâtre, attaché aux poutres par des milliers de fils de fer. Les intérieurs et leurs décors sont pensés dès la création par Béatrice, qui acquiert des boiseries pour créer une atmosphère délicate et gaie. Les sources sont multiples : d’une porte provenant de la folie Beaujon, époque Louis XVI, aux plafonds de Tiepolo en passant par des boiseries venant d’hôtels particuliers parisiens détruits avec les travaux du baron Haussmann. Tout y est fait pour ouvrir le regard, créer des perspectives, dans un jeu de transparence de l’intérieur vers l’extérieur.
L’éclectisme des moyens de constructions font de cette villa une création à part dans le paysage niçois. Béatrice Ephrussi de Rothschild apporte le plus grand soin aux dessins des façades et l’on peut y voir toute sa maîtrise des références de l’architecture italienne : Renaissance florentine des palais urbains pour la façade Est, mélange de Renaissance florentine et d’influences vénitiennes pour la façade Nord. La façade Ouest reprend à la fois la Porta della Carta du palais des Doges à Venise et le Casino Farnèse de Caprarola. Enfin la façade Sud, sur jardin, est la plus aboutie tant elle s’équilibre suivant les points de vue et le recul. Elle est parfaitement symétrique avec une loggia profonde au premier étage. Des photographies d’archives témoignent des essais d’une tour dans le style de la villa Médicis, mais l’influence vénitienne l’emporte avec la légèreté du réseau géométrique orthogonal et rigoureux usant de la polychromie des marbres. La lecture de ces façades et de leurs décors est aujourd’hui rendue compliquée par l’inversion des couleurs. À l’origine, les fonds étaient plus clairs que les décors qui reprenaient le rose des colonnes en marbre de Vérone.
Classée Monument Historique en 1993, la villa bénéficie à partir de cet hiver d’une restauration des façades qui va rétablir les jeux de polychromies voulus par Béatrice Ephrussi de Rothschild. Le classement de la villa comprend également les jardins. À partir de la façade Sud, s’étend un jardin classique que l’on dit aujourd’hui à la française, mais qui, par la recherche de perspective, de canal en cascade, est largement influencé par les jardins italiens du xvi e siècle. Concevant son jardin comme la proue d’un navire, Béatrice fit installer des miroirs de plusieurs centimètres d’épaisseur en haut de la colline, près du tempietto, afin de refléter la mer et de donner l’illusion que ce dernier flottait. Des jardins d’origine, il ne reste aujourd’hui que les terrassements, le jardin des lapidaires, quelques arbres que Béatrice avait acclimatés et le système des fontaines. Les jardins ont été redessinés trois fois depuis le legs. Les jardins espagnol, japonais et mexicain ont été restaurés. La roseraie abrite de nouvelles espèces. Mais l’enchantement des lieux perdure et l’écrin voulu par la baronne préserve une collection pour le moins extraordinaire.
En 1934, lorsque Béatrice Ephrussi de Rothschild lègue la Villa Île-de-France et les jardins à l’Académie des beaux-arts en souvenir de son père Alphonse qui en était membre, elle y ajoute l’ensemble de ses collections : celles présentes dans son hôtel parisien du 19 Avenue Foch, dans ses deux villas de Monte-Carlo, Soleil et Rose de France et enfin celles qu’elle avait déjà mises en place à Saint-Jean-Cap-Ferrat, soit pas moins de 5 000 œuvres d’art. Par cette démarche, Béatrice s’inscrit parfaitement dans la lignée de ses aïeux bienfaiteurs des arts. Ces collections, d’une grande variété, se composent, sans être exhaustif, d’une collection de porcelaines tendres et dures d’une exceptionnelle qualité, de meubles, d’objets d’art, de peintures, sculptures et dessins du XVIII e siècle, d’une rare collection d’œuvres des XV e et XVI e siècles italiens et espagnols tant sur pierre que sur bois, de tapisseries des XVII e et XVIII e siècles, de tissus précieux des XVII e, XVIII e et XIX e siècles, d’une collection d’objets asiatiques constituée de soies peintes, de laques et de tuiles de toits essentiellement du XVIII e siècle. Gustave Moreau, Renoir, Monet et Sisley sont également présents dans ses collections.
L’étude de ces collections a été initiée par Pauline Prévost-Marcilhacy dans le cadre de l’ambitieuse publication Les Rothschild, une dynastie de mécènes en France, Paris, 2016. Les porcelaines (Guillaume Séret), les sculptures et lapidaires (Philippe Malgouyres) ont été parfaitement étudiés et en partie publiés dans cet ouvrage collectif. Le reste des œuvres et des collections, quoique largement étudié dans la publication, mérite des recherches plus approfondies.
Les collections de Béatrice sont par certains aspects tout à fait conventionnelles pour son temps, comme le mobilier du XVIII e siècle dans la grande tradition Rothschild et le goût pour les arts asiatiques certainement influencé par Charles Ephrussi, directeur de la Gazette des beaux-arts. Citons, pour le siècle des Lumières, l’ensemble de sièges estampillés Parmentier, menuisier de Lyon ayant œuvré sous Louis XVI, pour lesquels la baronne fait spécialement tisser chez Prelle un motif de soie dit à la Bouquetière, tiré de sa propre collection de tissus précieux. Elle acquiert – malheureusement les sources manquent – des œuvres d’une grande qualité et rareté, comme le guéridon à marqueterie de cire avec incrustations de plumes et d’ailes de papillons estampillé Weisweiler, vers 1788, très proche dans l’exécution du médailler de Louis XVI à Versailles. Son goût la porte également vers la délicatesse d’un bonheur du jour signé Riesener ou d’une table à jeux de Dubois à grisailles d’enfants d’après les dessins de Sauvage. Moins conventionnel, son attrait pour les meubles italiens comme la commode estampillée Bolgie (1769-1825) ou les commodes directoires en bois peint. Sa collection de pendules et d’horloges est également remarquable. Nous ne citerons que le régulateur de parquet, signé Duchêne, ou encore le baromètre d’André-Charles Boulle.
Une riche demeure, Béatrice le sait, se doit de présenter des tapis de grandes qualités : tapis de la Savonnerie pour la tribune de la chapelle de Versailles aux armes de Louis XV, ou encore tapisseries des Gobelins d’après les cartons de Coypel, Boucher et autres premiers peintres du roi. Cependant l’ensemble de cette collection XVIII e est moins rococo que l’on pourrait le croire. Son goût pour les boiseries et les décors peints en grisaille la porte plus vers un XVIII e néo-classique empreint d’antiquité par les sujets ou les sources stylistiques, comme les boiseries directoires d’une des chambres du 1er étage où l’on sent l’influence pompéienne. Les grisailles de Jean-Siméon Rousseau, dit Rousseau de la Rottière (1747-1822) habillent plusieurs lieux de la Villa et distillent ainsi une antiquité rêvée aux accents Renaissance, à l’instar de la frise de l’antichambre du boudoir de la baronne où la cavalcade n’est pas sans rappeler Polidoro da Caravaggio.
Sa collection de porcelaine, dont le goût lui vient de son père, est l’une des plus riches de son époque : Meissen, Vincennes, Sèvres. Alors que ses contemporains français se lassent de cette discipline et que seuls les anglo-saxons continuent à acquérir de belles pièces, Béatrice Ephrussi de Rothschild enrichit considérablement sa collection en profitant des grandes ventes de la fin du XIX e siècle et du début du XX e (ventes Chappey, Beurdeley par exemple). L’héritage de son père viendra compléter le tout. Citons des pièces d’excellence comme les vases dits « des âges », 1779, porcelaine tendre de Sèvres, ou encore de la manufacture de Vincennes, une paire de vases dit « hollandais ». Elle se passionne pour la porcelaine de Meissen dont elle aime l’humour et acquiert, par exemple, un orchestre de singes musiciens ou encore une paire de chiens sur socles, tels des témoins de son excentricité légendaire. L’occupation allemande durant la seconde guerre mondiale a été, comme pour des milliers d’autres collections, terrible pour la Villa Île-de-France. Outre la perte de certaines œuvres, les archives ont disparu et il est aujourd’hui difficile d’établir les historiques précis des œuvres.
Au milieu de ses collections de meubles et d’objets d’art du siècle des Lumières, tant européens qu’asiatique (citons une remarquable porte du Palais impérial de Pékin ou encore un paravent de Coromandel à douze feuilles, dynastie Qing), la peinture semble le parent pauvre des collections de Béatrice. Si la peinture vénitienne est bien représentée avec des plafonds de Tiepolo ou Pellegrini, l’école française n’est que « modestement » représentée par Boucher (De trois choses en ferez-vous une ?) ou Fragonard (La défense de l’Amour) entre autres. Où sont les tableaux de l’école nordique qu’elle hérite de son père ? Vendus ! Ce n’était très certainement pas son goût... C’est alors que sa collection de bois peints du XIV-XVI e siècles italiens et espagnols prend une certaine valeur. En effet, comment une femme cultivée peut-elle s’enthousiasmer pour des « vieilleries » au style primitif ? C’est là la singularité de Béatrice. Certes elle aime et se passionne pour le XVIII e, sous toutes ses formes, mais le gothique flamboyant et le tout début de la Renaissance font écho à son esthétique propre : singuliers et surprenants comme les regards tristes et graves des Madones, les prières muettes des martyres. Elle semble avoir composé cette collection à la fin de sa vie et exclusivement pour le patio de la Villa Île-de-France. Pas de grands chefs d’œuvres (même si l’on peut signaler le triptyque du maître de Cesi, aujourd’hui déposé au musée Marmottan), mais un ensemble où la grâce, l’élégance répondent aux albâtres espagnols qu’elle acquiert au même moment et qu’elle dispose également dans le patio ou sur la façade Est, à l’entrée officielle. L’effet recherché était sans doute un calme monacal dans ce vaste espace, temporisant ainsi le passage des jardins aux salons précieux. Cette collection mérite une étude de fonds et un traitement de conservation et restauration.
La Villa Île-de-France se nomme aujourd’hui Villa Ephrussi de Rothschild et reçoit en moyenne 160000 visiteurs par an, ce qui n’est pas sans poser des problèmes. Depuis 1992, Culture Espaces gère le site, entretient les jardins (sept jardiniers) et privatise les lieux pour de grandes fêtes comme un lointain écho aux soirées de la baronne...
Les collections de Béatrice Ephrussi de Rothschild sont aujourd’hui reconnues : une inscription à l’inventaire des Monuments Historiques est en cours pour plus de 1000 pièces et nous espérons, tout en lançant une conservation préventive et des restaurations majeures, que son esprit, et ses volontés – faire de ce lieu un musée tout en gardant son esprit de salon – perdurent.