Poétique du ruissellement

Par Jacques Rougerie, membre de la section d’architecture de l'Académie des beaux-arts

 

 

 

« SeaOrbiter », station internationale des océans. Vaisseau semi-submersible, dérivant au cœur des grands courants océaniques. Opérationnel en 2028. © Créations Jacques Rougerie
« SeaOrbiter », station internationale des océans. Vaisseau semi-submersible, dérivant au cœur des grands courants océaniques. Opérationnel en 2028. © Créations Jacques Rougerie

 

Sur la plage, à genoux, des enfants jouent à construire des châteaux de sable que bientôt caressera la crête des vagues. Ils jouent avec tout le sérieux du monde : la partie n’est pas gagnée, mais leur opiniâtreté les gouverne. Je les vois : ils font ici des douves pour contenir l’eau, là des sillons pour canaliser le va-et-vient des marées. Ils bâtissent des songes avec la promesse de l’eau.

Nous avons été ces enfants. Je suis encore cet enfant qui rêve d’habiter la mer, de cohabiter avec les dauphins et les étoiles, de vivre, comme dit Victor Hugo, « dans les goémons verts ».

Je suis fils de l’eau, fils d’un nouveau monde, celui de Poséidon, moins terrien que mérien. J’aime ce néologisme qui dit combien l’eau est mon continent majeur, combien mes rêves sont submersibles et mes désirs océaniques, face à la mer et à l’océan, aux fleuves et aux rivières, face à cette eau ruisselante qui partout lie et relie. Et c’est avec l’orgueil des marins et l’humilité des mériens que je veux essayer de livrer ici quelques phrases sur l’eau, sur ce mot frappé de trois voyelles, sur ce mot dont la sonorité liquide est à elle seule une coulée dans la beauté.

 

« Aquascope ». Trimaran semi-submersible d’observation sous-marine pour le grand public. Opérationnel depuis 1979.
« Aquascope ». Trimaran semi-submersible d’observation sous-marine pour le grand public. Opérationnel depuis 1979.

 

Molécules immenses

H2O. Un chiffre et deux lettres. Trois éléments. Une molécule. Telle est la formule du miracle de l’eau, qui est le dénominateur commun du monde. Car l’eau est partout, gazeuse, solide, prête à s’évaporer ou à se cristalliser, amie de l’air et de la terre.

Depuis la nuit des temps, l’eau obsède, hante les artistes. Dans l’eau, les peintres diluent leurs pigments et les écrivains trempent leur plume.

Le long des rivages, sur ou sous l’eau, des architectes imaginent des cités, des cinéastes filment les merveilles de l’eau. À l’eau-forte, des graveurs fouillent le visible. C’est grâce à l’eau qu’existent les foudroiements maritimes de Turner et les voiliers pointillistes de Signac, les bateaux ivres et les transatlantiques, capitaine Nemo et capitaine Achab, les jeux de vague de Debussy et les jeux d’eau de Ravel, les baigneuses de Cézanne et les baigneurs de Renoir.

Au soir de sa vie, alors que la lumière s’éteint et que la vue disparaît, Monet entreprend de peindre des Nymphéas dans une eau bleue, violette et noire, des nénuphars lévitant tels des nuages poudreux. Monet le sait : l’eau est le royaume des flottements et des flottaisons. Un gigantesque « monde flottant » vient à l’Orangerie se perdre au milieu de ces nymphéas, si près de notre Coupole.

On peut pleurer devant tant de beauté : autre manière de faire ruisseler la goutte.

La goutte d’eau accompagne invariablement nos existences collectives et nos mondes solitaires. Source inépuisable d’inspiration, elle irrigue l’ensemble des disciplines de l’Académie des beaux-arts. Elle articule nos trajectoires, comme l’exprime Erik Orsenna : « L’eau est le miroir de nos sociétés ».

L’eau permet les plus grands voyages : Ulysse, Marco Polo, Christophe Colomb, Éric Tabarly, ou Jacques Cousteau le savaient par cœur, eux qui partirent sur les ondes, se perdirent sur les vagues et sous la mer, découvrirent des mondes nouveaux. L’eau est la réunion parfaite du microscopique et du macroscopique. Toute larme est une mer, toute goutte d’eau est un océan.

 

« Pulmo ». Laboratoire sous-marin de  recherche sur les abysses, 1974. © Créations Jacques Rougerie
« Pulmo ». Laboratoire sous-marin de recherche sur les abysses, 1974. © Créations Jacques Rougerie

 

Gouttes infinies

La goutte d’eau, celle qui tombe du ciel, est une splendide portion de monde. Elle est la quintessence du vivant. La « goutte de pluie », comme l’écrit Jules Supervielle, « vient de tomber dans la mer, dans sa rapide verticale » : elle traverse l’espace et le temps. La pluie chante, enchante. La pluie claque, fait des claquettes, chères à Claude Nougaro et à Gene Kelly dans Singin’in the rain. La pluie déverse de la beauté, de l’inattendu, l’eau dessine une poétique du ruissellement.

Goutte à goutte

La goutte, serpentant au cœur des villes, dans les fleuves, inflexibles comme des dieux. L’eau structure la vie, organise la diversité architecturale, artistique et culturelle. La goutte est tantôt docile, tantôt violente.  }

L’eau n’est pas toujours agitée, elle glisse, elle inonde parfois les places. Comme à Venise avec son peuple d’artistes joyeux... Romantique, elle est la plus belle des cités de tous les peuples de l’eau.

La goutte offre en songe de passer de Venise à Amsterdam, de la lagune au polder, la goutte féconde la ville, ondoie et ondule, libère le geste de Tiepolo et la main de Rembrandt, engendre la tempête de Vivaldi et le musée Nemo de Renzo Piano, la goutte suscite des pilotis et des canaux, des palais et des trésors.

La goutte huile la mécanique du monde, les grandes eaux et les grands orgues, la fontaine de Trevi, la fontaine des innocents et les fontaines Wallace, celles de Jean-Michel Othoniel ou de Berlin, les pyrotechnies aquatiques de Niki de Saint Phalle, le jet d’eau qui, prodigieusement, pulse sur le Léman, au-dessus de la ville de Genève. L’eau est partout. Nourricière pour les femmes et les hommes, elle féconde les rêves et alimente jusqu’aux réflexions de Léonard de Vinci, obsédé par l’idée d’exploiter le pouvoir hydraulique, quand la goutte multipliée peut soulever des montagnes. Gonflée, la goutte peut tout. À force d’engrenages, de canaux, de toute une tuyauterie de génie, la goutte peut ouvrir le champ des possibles, enfanter des architectures de rêve, quand l’imagination coule de source. Comment bâtir des rêves pérennes fondés sur la fragilité de l’eau ? L’architecture a souvent affronté cette question, réputée insoluble. Les thermes antiques de Caracalla, les aqueducs souterrains de Sienne, les maisons flottantes de la baie de Ha Long, le peuple lacustre des Badgao aux Philippine ou les Urus sur le lac Titicaca au Pérou, la planification stratégique du delta du Yangzi, les miroirs d’eau de Bordeaux, la maison fontaine du collectif allemand Raumlaborberlin, la Floating School de l’architecte nigérian Kunlé Adeyemi pour la communauté lacustre de Makoko, les îles artificielles de Dubaï : le planisphère est peuplé de projets architecturaux sidérants qui, tous, prouvent combien l’eau est un puit intarissable à qui veut inventer et innover. Souvent vernaculaires, ces architectures aquatiques constituent des réponses majeures – économiques et écologiques pour nos cadres de vie – à un monde en pleine mutation, menacé par l’érosion des littoraux, les possibles submersions, les pénuries probables, les assèchements. En d’autres termes, l’architecture se doit de composer avec l’eau, et son insubmersible loi, de la marche de l’océan. On ne s’oppose pas à la mer, on compose avec elle.

 

« Galathée ». Habitat-laboratoire sous-marin, semi-mobile, pour la recherche océanographique, 1977.
À droite : « Galathée ». Habitat-laboratoire sous-marin, semi-mobile, pour la recherche océanographique, 1977.

 

Songeries architecturales

Goutte à goutte

Exemplaire est la goutte d’eau qui glisse sur les façades élevées par Jean Prouvé à la Défense, qui file sur l’Elbphilharmonie imaginée par Jacques Herzog et Pierre de Meuron pour la ville de Hambourg, ce gigantesque vaisseau de verre qui reconduit l’architecture des paquebots, qui réfléchit la surface scintillante des ondes. Figure de proue littérale et symbolique, la philharmonie hambourgeoise surplombe les docks industrieux et, avec, la modernité. Omniprésence de l’eau qui enclave le bâtiment, qui se mire dans ses parois de verre, qui l’articule et l’organise, qui en est l’alpha et l’oméga, le cœur et le poumon, la mécanique et l’horizon, la raison d’être absolue. Ce transatlantique immobile est une prouesse digne de Jules Verne et de Victor Hugo, de tous ces rêveurs héroïques qui, si lointains, ne sont pas de mornes utopistes.

Sublime est la goutte qui infuse l’église flottante de Tadao Ando sur l’île d’Hokkaido, ceinturée d’un large mur et entourée de nature. Des collines et forêts de hêtres encerclent l’édifice et un étang lui fait face. Au milieu de ce dernier trône une croix en acier et l’eau s’en écoule par paliers avant de se jeter dans un ruisseau en contrebas. Une construction ingénieuse, qui donne à la chapelle l’impression de flotter sur l’eau. Cette impression de communion avec la nature s’accentue de décembre à mars, lorsque l’intégralité du paysage est recouverte d’une épaisse couche de neige. Ando y joue avec l’eau comme avec un miroir, engendre des écoulements subtils et des ruissellements savants, de sorte que cette goutte est un trésor et une larme, une vibration et une promesse, un petit rien et un monde en soi.

Fantastiques sont les gouttes d’eau qui passent sous les ponts de Marc Mimram et de Marc Barani, qui jouissent d’être libres, de suturer les rives et de traverser les territoires afin que, de Nantes à Yangzhou, se joignent les vœux ainsi que les possibles. Les ponts, métaphores merveilleuses de la réunion et de l’échange, lignes d’horizon tendue entre la terre et le ciel comme le font les structures aéroportuaires de Paul Andreu qui, comme personne, sut jouer sans fin avec les nuages et les ondes, l’éther et le sol, l’ombre et la lumière, le carré et le cercle, l’orient et l’occident.

 

Musée de la Mer dans la baie de Qingdao, Chine, 2022.
Musée de la Mer dans la baie de Qingdao, Chine, 2022.

 

Songes subaquatiques

Dès mon enfance, sur les plages lointaines de l’Afrique, sur cette côte que l’on dit d’ivoire, face à cet océan atlantique qui a gravé dans mon cœur et dans mon corps le doux chant des vagues, j’ai fait de la mer le symétrique du ciel. Lorsque les ingénieurs imaginaient des fusées je rêvais de scaphandres. Leurs rêves étaient pareils aux miens, leurs azurs étaient pareils à mes abysses, Gagarine à Cousteau, Mercure à Neptune. À l’image du Petit Prince de Saint-Éxupéry, je rêvais que l’univers sous-marin et le monde de l’espace se dessinent devant moi. Bleu de l’océan et bleu du ciel, camaïeu des désirs. Avec Jules Verne, je rêvais de vingt mille lieues sous les mers et d’aller de la terre à la lune. Avec les livres, avec ces compagnons de papier, ces éclaireurs de l’avenir, je voulais prendre de la hauteur et goûter les profondeurs, littéralement et symboliquement.

Goutte à goutte

Ruissellement des désirs, comme mes premiers dessins d’habitats sous-marins, bio-inspirés par le squelette du radiolaire. Tout était là, à portée d’œil, soufflé par le génie du vivant, de la nature. Conçues pour douze aquanautes mériens, ces structures étaient suspendues entre deux eaux, selon le principe d’Archimède,  } offraient des ancrages adaptés à la configuration des fonds marins et donneraient bientôt naissance à une organisation spatiale préfigurant un village sous la mer, adapté à la gestion des ressources océaniques, pour une vie communautaire de deux cent cinquante mériens, immergée au large des Iles Vierges, imaginée aussi comme une base d’entraînement pour les astronautes. Après ses différentes créations, j’ai réalisé un de mes rêves sous la mer, les refuges Aquabulles se positionnent à différentes profondeurs afin que trois plongeurs puissent observer la biodiversité ou mener des recherches archéologiques.

Il y eut ces moments inoubliables en 1977 avec Galatée, ma première maison sous-marine, véritable pôle scientifique et ergonomique, imaginée pour des séjours d’un à trois mois sous l’océan. Mais aussi ces autres réalisations et expérimentations d’habitats sous-marins que j’ai créés : Hippocampe 1981, Océan Observer 1996. Et mes expériences aux États-Unis dans les habitats subaquatiques, Aquarius et Chaloupa, ce dernier où j’ai eu le privilège de participer au record du monde de vie sous l’océan, soixante-et-onze jours en 1992. Vous ne pouvez pas imaginer un instant le bonheur que c’est de vivre sous la mer, métabolisant mes rêves de mérien.

Il y eut des désillusions bien sûr, des leçons d’humilité, mais surtout un engagement pour l’océan. Dans le silence bleu des profondeurs, chaque jour était une aventure, chaque instant une découverte, une communion avec ce monde mystérieux et fascinant. Galatée, Hippocampe, Océan Observer, Aquarius, Chaloupa – ces noms résonnent en moi comme autant de promesses tenues, d’espoirs réalisés. À travers ces projets, j’ai pu explorer l’âme des océans et comprendre à quel point il est vital de les protéger.

Il y a ces vaisseaux semi-submersibles que j’ai conçus, navigant aujourd’hui sur les mers du monde : Aquascopes, Seascopes et l’Aquaspace en forme de raie Manta. Leurs larges baies sous-marines, offrent au voyageur la possibilité d’observer et de parcourir l’Invisible sans plonger.

L’Humanité a toujours eu besoin de symboles. Bientôt, SeaOrbiter, vaisseau océanique international, émergera tel un phare d’espoir. À l’instar de la station I.S.S. de l’espace, sa structure bio-inspirée par l’hippocampe s’élèvera à cinquante-sept mètres et abritera un équipage de vingt-quatre personnes. Avec sa colonne vertébrale de douze ponts, conçus pour répondre aux besoins des activités scientifiques, il sera peuplé de laboratoires, d’espaces de vie, d’un poste de commandement, de zones d’observations sous-marines et même d’un quartier de vie en saturation, permettant aux aquanautes de vivre sous la mer sans discontinuité. SeaOrbiter sera une prouesse engendrée par l’enfant que je fus, par le constructeur de château de sable, par le mérien impénitent, par le rêveur incorrigible.

Pour mieux comprendre ces enjeux planétaires de l’eau, j’ai réalisé entre 1998 et 2024, des écomusées, scientifiques,
technologiques, éducatifs tels que : Océanopolis à Brest, Nausicaa à Boulogne-sur-Mer, Fare Natura en Polynésie, le Pavillon de la Mer à Kobe au Japon et la Marina Olympique à Marseille pour les J.O. de Paris 2024.

 

« La cité des mériens ». Université océanographique internationale dérivant dans les grands courants océaniques, 2012.
« La cité des mériens ». Université océanographique internationale dérivant dans les grands courants océaniques, 2012.

 

Lendemains audacieux

En 2050, un être sur deux vivra sur un littoral et aussi sur la mer. Les océans recouvrent 71% du planisphère. Nous sommes bordés par les mers. Nos terres flottent sur les océans. Nos vies sont insulaires. Partout de l’eau.

Par conséquent, il faut saisir cette chance, sans négliger la menace. L’œcuménisme scientifique ne doit pas mésestimer les doutes des jeunes générations, leur inquiétude environnementale, si légitime. C’est une chose de plonger dans le futur, c’en est une autre de ne pas aimer les eaux troubles ni les algues vertes. Il est donc important de hisser haut le pavillon de la recherche, de débattre. Le dialogue est une boussole qui évite de perdre le nord.

Je sais le ressac de la marée, je sais la contrepartie, les dangers. Je sais les problèmes engendrés par l’homme, l’accélération des changements climatiques, la densification anarchique des littoraux, la destruction de la biodiversité. Je sais la beauté fragile de ces écosystèmes que menace la montée du niveau des mers. Je sais le danger de la goutte d’eau qui peut faire déborder le grand vase des océans.

C’est à cette approche que j’ai créé, en 2009, la Fondation Jacques Rougerie, désormais abritée à l'Académie des beaux-arts, afin de transmettre aux jeunes générations mes passions pour l’océan et l’espace, en encourageant l’audace et en stimulant les vocations qui libèrent la beauté, le progrès et l’inspiration. En partenariat avec l’Unesco, la Fondation décerne chaque année différents prix internationaux, artistiques et architecturaux, liés aux océans et à l’espace et aussi en lien avec les grands enjeux climatiques liés à la montée du niveau des eaux. Ces jeunes créateurs, venus des cinq continents, ont permis de créer une banque mondiale de plusieurs milliers de projets, contribuant à imaginer le monde de demain. Un répertoire de rêves pour l’eau.

Nous ne sommes pas amarrés à l’inexorable. Les gouttes ruissellent, jamais ne se perdent, l’eau est le lieu des échanges, des passages, de l’harmonie.

La goutte d’eau avec résilience nous convie à perpétuer, avec passion, l’esprit des Lumières, à cultiver ensemble le rêve audacieux d’associer les arts, les sciences, et les technologies à la nature, pour le bien commun de l’humanité et des générations futures, durablement. Depuis l’aube des temps, elle ruisselle, sur les artistes, dans nos âmes, dans nos rivières, jusqu’en mer, où les gouttes d’eau se rejoignent, dans un océan de promesses de tous les possibles. Aujourd’hui, la goutte accompagne les astronautes dans l’espoir de découvrir des gouttes d’eau dans l’univers.

L’eau précieuse de notre planète bleue, si belle, si vulnérable, doit continuer d’être la source de nos rêves, de nos désirs. Cette larme qui ruisselle dans nos yeux, sur nos joues, chargée d’émotions, n’est-elle pas la plus vraie ?