Que faire de cette violence ?

Questions à Éric Poitevin, photographe, plasticien, professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris

La Lettre : Après une première série sur le même thème au début des années 1990, vous présentez, en 2007 au musée de la Chasse et de la nature, une installation photographique mettant en scène de grands animaux tués au cours d’une battue de régulation, dans un environnement blanc, presque aseptisé. Qu’exprime cette installation, dans le contexte du musée, mais également au sein de l’ensemble de votre œuvre ? 

Éric Poitevin : Claude d’Anthenaise, qui a imaginé un futur pour le musée de la Chasse jusque-là en dormance, souhaitait faire une place à l’art contemporain au beau milieu des collections historiques ou didactiques, dans l’idée d’agiter tout un ensemble de questions plus actuelles dans notre rapport à la chasse, aux animaux et sur l’environnement. Il m’a proposé de réaliser un travail, une série d’images à partir de « grands animaux », principalement des cerfs, lesquelles feraient l’objet de l’exposition de réouverture du musée.

Cette demande découlait directement d’une série de photographies de chevreuils, réalisée en 1993, que Claude d’Anthenaise avait bien regardée. Il s’agissait donc pour moi d’une sorte de commande que j’ai vécue comme une belle opportunité de prolonger ce travail déjà ancien puisqu’il n’était pas question de refaire la même chose, le même geste. Ni pour lui, ni pour moi !

Dans ce changement d’échelle, le sujet devient encore plus central, plus présent, plus fort, mais l’enjeu ne devait être justement que photographique. Le sujet comme prétexte et l’image comme réponse. J’avais la chance de disposer de cerfs, et d’accéder du même coup à toute une iconographie, tout cela exerce un pouvoir de fascination très partagé mais, justement, que faire de cette grâce qui d’ailleurs ne durait que quelques minutes après la mort, juste avant la raideur cadavérique ? Que faire de cette violence aussi ?

Le studio improvisé pour la circonstance sur les lieux de chasse n’est en rien aseptisé. Il est certes blanc mais très sensible aux variations de lumière, proposant toute une gamme de gris, présentant sans effet le sujet, dans une sorte de douceur que seule la lumière du jour peut offrir. Aucune distraction, l’œil se pose sur l’animal. C’est d’ailleurs une des constantes de mon travail en studio.

 

L.L : Votre approche refuse le spectaculaire et, pourtant, le contraste avec la violence contenue dans la représentation de ces animaux, hors de leur espace naturel, est saisissant. C’est à cette frontière que se situe votre exploration ? 

É.P. : Le spectaculaire n’est pas mon registre d’autant qu’avec un tel sujet, c’est très facile. Au contraire, l’idée est de « ralentir », de montrer sans imposer, d’instaurer une relation et non pas d’infliger une punition, pas de morale non plus, surtout pas !

 

L.L. : Animal, ou humain comme lors de vos récents travaux, mort ou vivant, vous restez très proche de « l’organique », de l’incarnation, mais dans une expression qui en devient presque abstraite, bien qu’à travers une forme réaliste. Nous sommes tentés par le rapprochement avec certaines natures mortes, particulièrement expressives, de la peinture classique. Fausse route ?

É.P. : Non, vous ne faites pas fausse route, je trouve normal que ces références arrivent. Chardin en tête bien sûr, le petit tas de poissons peint par Goya, vu il n’y a pas si longtemps à Bruxelles, qui m’obsède depuis, et les natures mortes d’Irving Penn gravées dans ma mémoire, mes origines en somme. 

« La pauvreté » de certaines photographies de fruits, de légumes chez Felix Thiollier ou encore chez Charles Jones offre un met de premier choix pour moi. La photographie, je trouve, fait bon ménage avec les choses « sans valeur ». 

Je tente de répondre aux images par d’autres images et, l’idée que l’ordinaire devienne extraordinaire est peut-être un des pouvoirs de la photographie. ■

Éric Poitevin, Cerf mort, 2006 , tirage en couleurs, 22,5 x 27 cm.
Éric Poitevin, Cerf mort, 2006 , tirage en couleurs, 22,5 x 27 cm.