Par Franck Jalleau, concepteur-dessinateur de caractères à l’Imprimerie nationale, professeur de dessin typographique à l’école Estienne (École supérieure des arts et industries graphiques)
Avant d’aborder cette question, il faut évoquer le rôle et la place qu’a eus la création typographique en France à travers son histoire. Depuis son invention, elle a su ancrer une identité forte et influente. Il suffit de nous rappeler les grands noms de ces créateurs de caractères artisans typographes qui ont jalonné et façonné à leur manière l’invention du livre. Je ne citerai que les plus emblématiques : Claude Garamont, Robert Granjon, Philippe Grandjean, ou encore plus proche de nous la dynastie des Didot... L’organisation industrielle du XIXe siècle va faire apparaître une forme d’extravagance typographique, où les caractères d’affiche, de publicité et de presse vont prendre un statut inégalé, jusqu’à s’immiscer dans l’art du livre. Sur cette lancée, le siècle suivant va confirmer cette évolution, où après la mutation industrielle, les nouvelles technologies font leur apparition, ce qui va encore plus accentuer cet élan, le signe typographique se devant de répondre à de nouveaux usages et de revêtir de nouveaux habits. En parallèle de cette évolution, des métiers vont faire leur apparition, d’autres vont disparaître, passant du graveur de poinçons au dessinateur de caractères avec les techniques qui l’accompagnent, sans oublier aujourd’hui les développeurs typographiques et de logiciels informatiques. La composition de caractères mobiles au plomb, vieille de plus de 400 ans, va laisser sa place aux caractères immatériels, il n’aura fallu que quelques décennies. Cette évolution évoque un véhicule toujours en mouvement, et de plus en plus rapide qui va entraîner une démocratisation de la création. Il va donner accès à un plus large public sur cette route typographique, réservée encore hier à un petit nombre d’initiés. Est-ce que cela fait de chacun un typographe, même si celui-ci manipule, compose, communique tout simplement grâce à l’aide de ses nouveaux outils ? Cette question nous ramène à notre sujet, elle va contribuer à cette prise de conscience, où les enjeux des formations concernées doivent être reconsidérés. L’enseignement du signe typographique a toujours fait partie des apprentissages, sans être envisagé comme une spécificité mais comme un élément de culture générale, jusque-là indispensable à la fabrication du livre. C’est à la fin des années 70 que nous allons voir apparaître des approches d’enseignements spécialisés, et ce qui en fait la singularité, c’est qu’elles vont se mettre en place dans le cadre d’écoles supérieures d’art où l’écriture va devenir le centre de réflexion. Difficile de ne pas citer le travail réalisé par André Vernet et Bernard Arin au sein du Scriptorium aux Beaux-arts de Toulouse, ou encore le travail réalisé par José Mendoza, Ladislas Mandel et Peter Keller à l’Atelier national de création typographique créé en 1985 par le Ministère de la Culture. Ces formations vont être déterminantes pour ce renouveau, le rôle de passeur qu’elles vont recouvrir va révéler de nouvelles générations de créateurs devenus aujourd’hui à leur tour les acteurs de l’enseignement et de la création typographique en France et à l’étranger. Au début de cette période, la création de caractères ne restait encore qu’à la portée d’un petit nombre, une discipline où l’apprentissage était exigeant et difficile. Mais comme évoqué précédemment, les deux dernières décennies accéléreront une plus grande ouverture typographique, elles vont faire apparaître un foisonnement de créations, pas toujours de bonne facture, par réaction et paradoxe, elles vont contribuer à modifier et consolider l’approche pédagogique de ces enseignements. Je citerai pour cela plus précisément l’expérience du DSAA (diplôme supérieur d’art appliqué) design typographique créé en 1991 à l’école Estienne. Quand nous avons mis en place cette formation avec Michel Derre et Margaret Gray, notre objectif était de construire autour des fondamentaux : calligraphie, dessin de caractères et mise en page ; une vraie conscience du signe comme objet de design. La pratique de ces trois disciplines parfaitement combinées et accompagnées par un enseignement général spécialisé se devait de répondre à un réel besoin professionnel. Amener les étudiants par la pratique du geste écrit à la pratique du geste dessiné, s’inscrire dans une communication globale, où le signe typographique remplit pleinement ses fonctions en parfaite adéquation avec ses usages. Si nous devons parler de renouveau, celui-ci réside en partie dans ce rapport aux nouvelles technologies, de plus en plus intelligentes, et ce besoin de créer de nouvelles formes. L’apprentissage des fondamentaux a pour mission de développer un regard critique et de se construire une mémoire visuelle, une source importante pour apprendre à organiser, transposer et personnaliser une écriture. Cet apprentissage est là pour éviter de subir et de se contenter des propriétés qui nous sont offertes par ces nouvelles technologies, mais bien d’en rester maître.
Trois formations aujourd’hui se distinguent en France : le DSAA à l’École Estienne que je viens d’évoquer, sous la tutelle du Ministère de l’Éducation Nationale, l’Atelier national de recherche typographique à Nancy qui vient de rouvrir ses portes en 2012, ainsi que le post-diplôme de l’École des Beaux-arts d’Amiens, toutes deux sous la tutelle du Ministère de la Culture. Ces trois formations remplissent des missions et des engagements différents, leurs spécificités n’ont qu’un seul point commun : l’ouverture vers une qualité expérimentale et créative tournée vers l’avenir. À l’heure où le livre nous est dit menacé, à l’heure où la typographie s’ouvre à des espaces insoupçonnés, les bases de ces enseignements restent encore plus essentielles. Nous ne pouvons que nous réjouir de cet engouement de ces nouvelles générations de professionnels, soucieux d’apporter leur sensibilité et leur regard sur l’évolution de nos systèmes d’écriture. Ces nouvelles technologies ont aussi un autre impact sur la création aujourd’hui ; elles ouvrent une porte sur les écritures du monde, au même titre que celui-ci est devenu plus petit, que les distances se sont considérablement raccourcies, l’échange et la cohabitation de différents systèmes d’écriture sont de plus en plus fréquents. Cela entraîne un intérêt croissant pour ces écritures où de nouvelles questions apparaissent. Tous ces systèmes sont effectivement de plus en plus amenés à se rencontrer, à échanger. Il ne s’agit surtout pas là d’uniformisation mais bien au contraire de prendre en compte chacune des sensibilités culturelles, afin de favoriser ces développements typographiques, pour leur donner une vraie dimension contemporaine. Au même titre que la forme a besoin du sens, le sens a besoin de la forme.
Le temps nous a déjà certainement donné raison, quand nous voyons ce que sont devenues ces nouvelles générations de graphistes, qui ont su s’emparer de la typographie d’hier et qui sauront avec talent en faire celle de demain.