Quel rôle pour les galeries à notre époque ?

Entretien avec Véronique Jaeger, directrice de la galerie Jeanne Bucher Jaeger, par Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des beaux-arts.

Lydia Harambourg : Autant pour vos engagements pris avec les artistes que pour votre travail en faveur de la diffusion de l’art contemporain, la galerie Jeanne Bucher Jaeger fait autorité en France et à l’étranger. Comment l’héritage mythique de la galerie, indissociable de l’histoire de l’art du xx e siècle, se vit-il ? Son poids oriente-t-il vos choix aujourd’hui ? Je pense à la liberté de regard et de choix...

Véronique Jaeger : J’ai toujours su que je rejoindrais la galerie un jour, avec une expérience préalable développée initialement dans le milieu artistique de New York, Londres et Paris. Cette nécessité a grandi en mon for intérieur jusqu’en 2003, année où j’ai rejoint la galerie fondée par mon arrière-grand-mère Jeanne Bucher, en 1925, que mon père, Jean-François Jaeger, dirigeait depuis 1947 et qu’il préside toujours à l’heure actuelle. En 2008, nous avons ouvert un nouvel espace de 700 m2, rive droite dans le Marais, afin d’y présenter de nouveaux artistes. Depuis le départ, en 2010, de mon frère Frédéric Jaeger, maintenir la programmation de notre espace historique, rive gauche, et organiser le nouveau lieu (tout en ayant une vie de famille) n’a pas été simple et je fais quotidiennement l’apprentissage de mon métier. En forgeant mon regard au contact d’œuvres connues depuis l’enfance, et en rencontrant un nouveau public et de nouveaux amateurs, je participe à l’évolution d’artistes vivants qui façonnent également ma propre façon de penser. J’ai bénéficié des conseils avisés de mon père et de professionnels que j’estime, ainsi que de l’aide de mon conjoint Rui Freire et de celle, quelques années plus tard, de mon frère Emmanuel Jaeger, venu m’aider à poursuivre le travail sur les archives de la galerie. Être en position d’exposer l’œuvre d’artistes aussi merveilleux et différents que Vieira da Silva, Staël, Reichel, Pagava, Bissière, Tobey, Dubuffet, Aguayo... est à la fois une responsabilité et une chance qui nous est offerte. Plus encore, celle de vivre ma passion qui est d’accompagner et de promouvoir des artistes vivants tels que Karavan, Shingu, Yang Jiechang, Wallach, Schimansky... Cela m’aide à conserver toute la fraîcheur et l’émerveillement devant le mystère de l’acte créateur, qui nous place face à des questions essentielles en permanence !

Les choix sont purement instinctifs et personnels, libres, indépendants et propres à ma sensibilité : je ne peux, en effet, exposer l’œuvre d’un artiste sans me sentir absolument proche de ses préoccupations artistiques. Je vis actuellement un moment où je sens à la fois la nécessité d’organiser et de structurer le fonds d’œuvres et d’archives d’une galerie de 92 ans, avec toute l’organisation que cela implique, et la possibilité de vivre pleinement ma passion qui est d’accompagner la création vivante, d’organiser des expositions à la galerie et hors les murs ainsi que des voyages pour nos amis amateurs d’art afin de faire découvrir in situ les œuvres de nos artistes conçues pour des sites spécifiques. Ces moments de partage donnent sens à la manière avec laquelle je souhaite travailler avec les artistes et faire ressentir leur œuvre.

 

L.H. : La scène artistique connaît de profonds bouleversements médiatiques. Qu’est devenu aujourd’hui le métier de galeriste ?

V.J. : Ces profonds bouleversements que connaît la scène artistique, à l’image de notre monde, la création en est bien évidemment le reflet. Nous sommes entrés dans l’ère géologique de l’Anthropocène où l’homme est devenu lui-même force tellurique, capable de changer la face de la Terre tout autant que d’affecter le cours de la Nature. Cette tellurie est fort visible dans l’encre du coup de pinceau géant de l’artiste Fabienne Verdier, tout comme cela l’était également dans la série des 100 couches d’encre sur papier de riz des années 80 de notre artiste cantonais Yang Jiechang. Susumu Shingu nous révèle également, à travers ses mobiles animés par l’eau et le vent, notre Nature environnante, et Paul Wallach nous met constamment en mouvement, avec sa sculpture, face à des perspectives différentes. Internet a bien évidemment tout changé puisqu’aujourd’hui nos expositions peuvent être suivies et relayées à l’autre bout de la planète, par les réseaux sociaux notamment, à une vitesse vertigineuse. Les artistes ont, à présent, leurs propres sites internet, ce qui permet de les contacter directement s’ils le souhaitent, et certains ont transformé leur atelier en une véritable entreprise. Pour ce qui nous concerne, nous poursuivons notre activité auprès de créateurs qui sont les propres artisans de leur œuvre et travaillent eux-mêmes au sein de leur atelier, tout en faisant appel parfois au savoir-faire d’autres corps de métiers et en collaborant avec des artistes d’autres disciplines.

Face à ces bouleversements, le métier de galeriste change inévitablement et nous demande plus de mobilité, d’ouverture et de disponibilité ; par exemple, nous avons organisé, au printemps 2017, un voyage d’une semaine au Japon pour 25 amateurs d’art, à la rencontre de trois de nos artistes. Cela a permis de pousser plus loin encore l’expérience de l’œuvre pour chacun d’entre eux. Aux côtés de Bruno Ely, directeur du Musée Granet d’Aix-en-Provence, j’ai également assuré, l’été dernier, le co-commissariat de la toute première exposition en France retraçant l’histoire de la galerie, ainsi que son actualité, avec ses artistes, des années 20 à nos jours. Enfin, nous inaugurons, en janvier 2018, un nouvel espace à Lisbonne.

 

L.H. : Quelle est la spécificité d’une galerie aujourd’hui face aux nouvelles techniques ? Sites d’artistes, galeries virtuelles, réseaux sociaux, Internet est-il un instrument complémentaire et conciliable ? A-t-il orienté votre activité, vous obligeant à repenser vos méthodes de travail avec les collectionneurs, et peut-être avec les artistes ?

V.J. : Nous devons évoluer avec les outils de communication d’aujourd’hui ; ils offrent une meilleure diffusion des expositions que nous organisons et il est certain qu’ils nous incitent à repenser notre manière de fonctionner. Une galerie avec une ancienneté comme la nôtre est de plus en plus sollicitée pour des prêts et des demandes d’archives pour les artistes y ayant exposé au fil du temps ; cela nous demande d’intenses recherches, et nous réfléchissons actuellement à la numérisation de nos archives. Nous devons ainsi à la fois entièrement revoir notre organisation interne afin d’organiser l’ensemble de nos archives et de nos œuvres, tout autant que poursuivre notre métier auprès des nouveaux artistes que nous souhaitons promouvoir et nous adapter à l’époque à laquelle nous vivons.

Ces nouveaux outils sont formidables pour une communication instantanée avec l’extérieur et nous les utilisons également dans nos relations avec les collectionneurs et les artistes. Néanmoins, ils peuvent aussi nous déshumaniser totalement car un écran ne remplacera jamais l’énergie d’une personne et d’une œuvre, essentielles car elles apportent, fort heureusement, toutes les nuances sensibles que la machine et la technique ne peuvent seules révéler. La technique doit être au service de l’humain et non le contraire.

 

L.H. : La galerie est un lieu relationnel où la dimension humaniste semble essentielle. Le passé nous en montre de nombreux exemples avec des marchands devenus illustres par leur rôle joué auprès d’artistes devenus des maîtres. Cela est-il encore possible ? Les compétences du marchand se fondent sur des connaissances, de l’intuition, un regard. La galerie est un lieu de partage. Elle doit réserver la surprise, le désir de découvrir avec le regard autant que l’esprit. Est-ce toujours ainsi ?

V.J. : Nous poursuivons avec de nouveaux artistes comme nous l’avons toujours fait et l’avenir seul dira si nos choix artistiques se sont révélés probants. Il est néanmoins certain que la part d’intuition et le regard sont essentiels et qu’il m’est impossible d’exposer une œuvre si je ne suis pas en accord absolu avec ce qu’elle véhicule. Ce n’est que par notre propre conviction par rapport à l’œuvre de nos artistes, dont nous sommes souvent les premiers collectionneurs, que nous pouvons convaincre d’autres amateurs ; c’est également cette conviction qui permet la promotion de leur œuvre, laquelle est souvent située loin des soubresauts du marché de l’art. Nous sommes attentifs pour et avec nos artistes aux sollicitations du marché qui permettraient certainement de les faire connaître plus rapidement mais qui compromettraient une part essentielle de leur œuvre. Cela n’est pas facile et demande beaucoup de rigueur face à des propositions qui semblent attrayantes. Les relations avec les artistes sont également tumultueuses, passionnantes et passionnelles ! La galerie reste néanmoins un vivier de rencontres, de partages, d’amitiés et de passions essentiels, et rien ne peut exister sans une confiance absolue entre l’artiste, son marchand et les collectionneurs, commissaires d’expositions, poètes, critiques d’art, journalistes, tous indispensables à la diffusion de l’art. Les résultats étonnants du marché de l’art peuvent quelquefois questionner ou mettre en doute une œuvre mais je pense fondamentalement qu’un regard se forge au fil du temps et que la promotion d’une œuvre se construit nécessairement sur la durée, sachant que des artistes peuvent être oubliés et mieux redécouverts tardivement. Nous regardons les œuvres mais nous nous apercevons, avec le temps, que ce sont elles aussi qui nous regardent et nous interrogent. Nous avons la chance de vivre des découvertes tout aussi importantes avec des œuvres d’artistes vivants qu’avec celles d’artistes disparus depuis des décennies ; les plus contemporaines ne datent pas toujours d’aujourd’hui et ce dialogue de temporalités et de formes entre les œuvres est absolument essentiel dans la création, et passionnant à découvrir lors d’accrochages thématiques et au fil des expositions.

 

L.H. : Les salles des ventes sont-elles concurrentielles ? Souvent le public ne comprend pas les différences de prix. Est-ce le même qui fréquente les galeries ? Nous sommes face à deux pratiques antinomiques pour la diffusion de l’art contemporain. La galerie a-t-elle ici un rôle socio-économique différent de celui du marché de l’art ?

V.J. : Si les salles de vente sont aujourd’hui incontournables au sein du marché de l’art, il est essentiel de préciser que leur activité est totalement différente de celle des galeries ; elles sont principalement concentrées sur les œuvres d’artistes déjà connus du marché, promus par une ou plusieurs galeries par le passé. Le rôle du galeriste est de promouvoir et souvent même de produire l’œuvre d’un artiste sans l’assurance d’une rentabilité immédiate ; il est donc primordial qu’il soit lui-même convaincu en amont. Une galerie est d’ailleurs un espace libre et ouvert, permettant au public de découvrir des œuvres d’artistes, d’approfondir ses connaissances, d’entamer un échange qui peut (ou non) susciter chez lui l’envie d’une acquisition. Cela implique une temporalité totalement différente, sans nécessité de résultat immédiat, ainsi que des conditions privilégiées d’écoute et de dialogue. Notre galerie est d’ailleurs bien placée pour savoir que certaines œuvres, invendues de l’époque, sont aujourd’hui considérées comme de véritables chefs d’œuvres ; et pourtant, combien d’amateurs s’en sont détournés en temps réel ou ne leur voyaient aucun avenir ! Le rôle du galeriste, découvreur et révélateur, est donc essentiel et incontournable car nombre d’artistes n’auraient absolument aucune visibilité pour leur œuvre sans l’apport indispensable du galeriste à leur création. Ces échanges entre le galeriste, l’artiste et le collectionneur sont primordiaux et permettent d’envisager l’avenir d’une œuvre et sa pérennité.

 

L.H. : Quels sont vos liens avec les collectionneurs ? Comment arrivent-ils à la galerie ? En connaissant déjà l’artiste que vous exposez, par une fidélité à la galerie ?

V.J. : Les liens avec les collectionneurs sont développés au fil du temps. Certains sont des aficionados absolus de l’œuvre de certains artistes dont nous assurons la promotion, ou sont sensibles à l’esprit perpétué par la galerie, d’autres sont des rencontres établies au cours de foires ou d’expositions à la galerie ou hors les murs. Il est évident que l’ancienneté de la galerie a permis de prolonger dans le temps des rapports entretenus avec de nombreux collectionneurs, mais il arrive aussi que certains rapports s’étiolent avec le temps et que, fort heureusement, de nouveaux voient le jour. C’est toujours une surprise et, bien évidemment, l’idéal, c’est lorsque la relation et le dialogue avec le collectionneur s’approfondissent au fil du temps autour d’une œuvre et d’un artiste. C’est sans aucun doute la relation la plus satisfaisante et gratifiante.

 

L.H. : Quelle est la part de la presse artistique et peut-on parler de collaboration ?

V.J. : La presse a bien évidemment un rôle primordial dans la visibilité et la diffusion d’une œuvre ou du travail d’une galerie. Cependant, nous constatons que la presse artistique est de plus en plus sollicitée par nombre d’expositions et d’évènements artistiques au sein de notre capitale et qu’il n’est plus aussi simple qu’avant de nouer des rapports réguliers dans la durée. Les journalistes, eux aussi, sont souvent confrontés à des questions de lectorat ou de rentabilité ; c’est bien entendu regrettable car c’est souvent dans l’ombre que se préparent les grandes œuvres. Reste que l’amitié artistique est merveilleuse, car elle permet de prolonger des rapports forgés au fil du temps dans une continuité et une fidélité sans faille. C’est la seule qui nous intéresse.

 

L.H. : Qui dit galerie, dit artistes. Comment un marchand exerce-t-il son métier pour découvrir de jeunes talents ? Comment les artistes ont-ils accès aux galeries ? La rencontre, le hasard a-t-il sa place ?

V.J. : Les rencontres artistiques sont toujours des hasards : on ne cherche pas des artistes, on les trouve. Des rapports avec certains artistes existaient préalablement à l’exposition de leur œuvre à la galerie, d’autres sont des rencontres instantanées et fulgurantes. Ce ne sont pas des décisions qui s’expliquent nécessairement. En tant que galeriste, on reconnaît dans l’œuvre d’un artiste des interrogations ou préoccupations que l’on porte déjà en soi et auxquelles l’artiste donne une forme. Notre rôle est ensuite de transmettre cette impulsion ou cette conviction au collectionneur et de s’en faire l’interprète. L’artiste transmet par son œuvre des choses qu’il n’est pas toujours capable de comprendre lui-même et il est important que son galeriste ait des qualités d’écoute prospective à l’égard de son œuvre. Cela demande du temps et un suivi régulier, et c’est aujourd’hui l’une des choses qui me préoccupe le plus, tant la sollicitation à l’extérieur est croissante. Ces échanges entre galeriste, artiste et collectionneur sont essentiels à notre activité et permettent d’en envisager l’avenir. Nous sommes néanmoins face à une recrudescence d’activité qui n’est pas simple à gérer car si, en 2003, nous participions avec nos artistes à 6 expositions hors les murs, elles sont au nombre de 35 en 2017 !

jeannebucherjaeger.com

Jeanne Bucher avec les toiles d’André Bauchant (1873-1958), 1929. Photo DR, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Jeanne Bucher avec les toiles d’André Bauchant (1873-1958), 1929.
Photo DR, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Exposition personnelle « Peintures monumentées » de Jean Dubuffet (1901-1985), présentée de décembre 1968 à février 1969, à la galerie, rue de Seine. Photo DR, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Exposition personnelle « Peintures monumentées » de Jean Dubuffet (1901-1985), présentée de décembre 1968 à février 1969, à la galerie, rue de Seine.
Photo DR, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
La cérémonie du thé pendant l’exposition « Les fu » du Grand Maître Taoïste Chen Yung-Sheng en avril 1977, galerie, rue de Seine. Photo DR, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
La cérémonie du thé pendant l’exposition « Les fu » du Grand Maître Taoïste Chen Yung-Sheng en avril 1977, galerie, rue de Seine.
Photo DR, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Vue de l’exposition « Quinte-Essence, air-eau-terre-feu-éther », 2015, présentée à l’occasion des 90 ans de la galerie Jeanne Bucher Jaeger - Espace Marais. Photo Hervé Abbadie, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Vue de l’exposition « Quinte-Essence, air-eau-terre-feu-éther », 2015, présentée à l’occasion des 90 ans de la galerie Jeanne Bucher Jaeger - Espace Marais.
Photo Hervé Abbadie, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Vue de l’exposition « Quinte-Essence, air-eau-terre-feu-éther », 2015, présentée à l’occasion des 90 ans de la galerie Jeanne Bucher Jaeger - Espaces Saint-Germain. Photo Hervé Abbadie, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Vue de l’exposition « Quinte-Essence, air-eau-terre-feu-éther », 2015, présentée à l’occasion des 90 ans de la galerie Jeanne Bucher Jaeger - Espaces Saint-Germain.
Photo Hervé Abbadie, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Susumu Shingu, Renzo Piano et Véronique Jaeger sous la sculpture « Sea of clouds », 2008, exposition « Planet of wind and water », Susumu Shingu, 2009, galerie Jeanne Bucher Jaeger - Espace Marais. Photo Shunji Ishida, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris
Susumu Shingu, Renzo Piano et Véronique Jaeger sous la sculpture « Sea of clouds », 2008, exposition « Planet of wind and water », Susumu Shingu, 2009, galerie Jeanne Bucher Jaeger - Espace Marais.
Photo Shunji Ishida, courtesy Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris