Par François-Bernard Mâche, membre de la section de Composition musicale.
La première difficulté que doit affronter une réflexion sur l’art des origines est la définition de ces deux termes. Pour parler d’art, il faudrait d’abord s’entendre sur une éventuelle différence entre un objet usuel et une œuvre d’art. Pour parler d’origine, on croit communément qu’il faudrait se vouloir d’abord historien, et surtout préhistorien. Faisons cependant comme si un musicien pouvait approcher le sujet en simple amateur, comme si on admettait d’emblée que l’imagination ait le dernier mot là où les documents sont rares et énigmatiques.
L’art musical des origines est forcément plus inconnaissable que tout ce que les arts peints ou sculptés ont laissé. Seuls les récits, les mimes, les danses ou les poèmes nous échappent peut-être encore plus. Pourtant ce qu’on devine dépend de deux grands types d’investigation : d’après des objets ou quelques traces conservées, on induit des pratiques en les comparant avec des données plus récentes, et supposées analogues. Ou bien on imagine que ce qui motive et suscite des usages artistiques encore vivants agissait ainsi dès le début de l’humanité, et on déduit de cette hypothèse des descriptions supposées vraisemblables. Selon la première approche, quelques restes de flûtes ou de lithophones laissent par exemple penser qu’on jouait déjà avec des intervalles de hauteurs. Selon la seconde méthode, on suppose que les derniers peuples de nomades chasseurs conservent encore aujourd’hui des usages liés depuis toujours à leurs activités, et on en déduit que leurs ancêtres du paléolithique faisaient déjà comme eux. On peut assembler les deux démarches en imaginant par exemple que les phalanges sifflantes trouvées dans certaines grottes servaient déjà d’appeaux, et que les arcs des chasseurs pouvaient déjà, comme récemment en Afrique, être utilisés aussi en tant que de rudimentaires instruments à cordes.
Sans pour autant correspondre à d’hypothétiques “origines” au sens historique, de très anciens instruments ont été découverts, et jalonnent peut-être une piste de recherches praticables.
En Chine, la tombe du “marquis” Yi de Zeng, datée de 433 avant notre ère, contenait un fantastique carillon de 64 cloches, un lithophone (ou carillon de pierres) à 32 lames, et de nombreux autres instruments, le tout en parfait état. Mais à cette date, on est déjà loin des origines. Les deux trompettes qui accompagnaient Toutânkhamon dans sa tombe 900 ans plus tôt, les carnyx gaulois, la cinquantaine de lurs de l’âge du bronze trouvés en Scandinavie, les assez nombreux restes de lyres et d’aulos grecs antiques, tout cela témoigne d’une lutherie qui est finalement plus proche de nous que de ces origines, car on y reconnaît beaucoup de traits encore actuels. Pour certains d’entre eux, on peut encore en jouer.
Les flûtes chinoises du 9ème millénaire sont elles-mêmes trop récentes pour témoigner des origines. À moins que leur facture ne soit pas si différente des premières flûtes jamais construites, puisque la vitesse de l’évolution semble avoir été beaucoup plus lente qu’aujourd’hui ? Il est toujours difficile de se défaire des illusions du progrès en art.
Remontons encore le temps. Le magdalénien de Lascaux n’a pas laissé d’instruments, mais le gravettien d’Isturitz nous a abandonné une vingtaine de flûtes en os qui ont environ 25.000 ans. Les trois flûtes aurignaciennes de Hohle Fels en Allemagne, datées de 35.000 ans d’après le carbone 14, sont à peu près contemporaines de la grotte Chauvet, comme les rhombes paléolithiques. Celle de Divje Babe, trouvée dans une grotte de Slovénie, aurait été taillée par des néanderthaliens dans un os de vautour. Elle a environ 43.000 ans. Voilà une antiquité apparemment respectable, bien qu’elle fasse l’objet d’âpres controverses. Les traces de percussions découvertes en 1983 par Michel Dauvois sur des stalactites sonores dans la grotte magdalénienne du Portel sont un indice d’un usage musical qui a été confirmé ailleurs. Et les pilons sahariens qu’Éric Gonthier interprète comme des restes de lithophones sont peut-être l’équivalent africain de l’instrument trouvé par Condominas à Ndut Lieng Krak au Vietnam. Mais tout cela date au plus de 10.000 ans, et l’humanité est bien plus ancienne, d’au moins deux millions d’années.
Il faut alors renoncer sans doute à résoudre dans une perspective temporelle le faux problème des origines de la musique et des arts. Il n’y a jamais eu de premier homme. Tous les privilèges que l’humanité a cru pouvoir s’attribuer, que ce soit la bipédie, l’usage d’outils, le rire, l’art, l’altruisme ou l’empathie, sont aujourd’hui remis en question. Même le langage est en réexamen depuis qu’on a mis en évidence depuis un an ou deux, chez certains animaux comme dans les langages humains, des assemblages syntactiques créant des significations diverses à partir de matériaux phonétiques neutres. C’est le cas pour des oiseaux comme Pomatostomus ruficeps en Australie, ou parus minor au Japon.
En ce qui concerne la musique, certains animaux, (les indris, les baleines, et surtout les oiseaux), ont depuis longtemps été considérés comme exemplaires. La théorie scientifique majeure de l’évolution n’a pas encore réussi à démontrer l’utilité évolutionniste de ce talent. Si on considère la musique comme un jeu particulier avec les sons, il est bien difficile d’y voir seulement comme avec les autres jeux un apprentissage utile pour la survie, car parmi les animaux les cancres, qui sont très majoritaires, se reproduisent aussi bien que les virtuoses. N’en déplaise à certains sociobiologistes extrémistes, parmi les humains il est difficile de voir des ratés de l’évolution chez des compositeurs célibataires comme Beethoven ou Ravel, plutôt que chez leurs collègues les plus prolifiques comme J-S.Bach ou Marin Marais.
Si on considère avant tout que ce jeu est chargé chez l’homme de valeurs symboliques, et que lui seul crée ces valeurs, il convient de rappeler que dans une tombe collective datée de 380.000 ans, près de Burgos, on a trouvé au milieu d’une trentaine de squelettes un superbe biface de quartzite aux reflets bleus et orange dépourvu de traces d’usage, ce qui l’a fait interpréter comme un objet, déjà, de prestige social. Si une pensée symbolique semble attestée par des objets depuis au moins 300.000 ans, rien n’empêche de penser que le monde sonore a pu bénéficier du même imaginaire. Personnellement je ne vois pas d’impossibilité non plus à franchir parfois la frontière qu’on a tracée un peu vite entre l’homme et les autres espèces. Les beaux chants d’automne de certaines espèces d’oiseaux ne servent pas à favoriser leur nidification. Le chant solitaire de l’homme ne sert pas à séduire un public absent. L’art ne sert donc pas seulement à communiquer, et s’il a une origine, c’est une origine permanente plutôt qu’historique. Il vaut finalement mieux la chercher d’abord dans les structures du cerveau que dans une histoire à jamais obscure. Les préhistoriens ont sans doute intérêt à collaborer au moins autant avec les biologistes qu’avec les historiens. Le mystère des origines des arts risque toutefois de persister encore longtemps.