L’eau est au cœur même de la substance urbaine. Elle est à l’urbain ce que la terre est au rural.
Aujourd’hui l’eau doit s’infiltrer, au plus vite. Cette injonction est indiscutable et s’impose sans partage.
Pourtant l’eau qui ruissèle manque et la trace de son mouvement dans le dessin des sols n’existe plus dans la ville contemporaine. Sa disparition de l’espace public coïncide avec le développement du réseau hydrographique urbain qui s’est progressivement coupé de la nature pour s’enfouir dans un sol devenu abstrait.
Il n’empêche que cette coupure et la pensée technique qui en est à l’origine n’a toujours pas pu domestiquer l’eau. Elle oscille perpétuellement entre la pléthore, les inondations catastrophiques, et le manque, la sécheresse. Elle est aussi foncièrement double que dans les plus anciens récits.
L’eau est immaîtrisable et ça lui confère quelque chose de sacré que la modernité à travers notamment le cinéma et l’art contemporain ne dément pas. Cette dimension sacrée de la nature a été au XXe siècle tenue à distance par une foi inébranlable dans la pensée rationnelle.
Mais il y a eu des périodes de l’histoire où sacré et profane, rationnel et symbolique ne s’opposaient pas, faisaient inextricablement parti d’un même mouvement de pensée, pour être au monde.
Prenons l’exemple de la Sienne médiévale qui a su entrelacer les ordres du technique, du social, du politique et du symbolique pour produire une configuration urbaine originale, quasi iconique.
La Piazza del Campo avec en fond de scène le Palazzo Pubblico, (1288-1342) incarnent cette forme de pensée. Dès 1218 le vide de la place a été progressivement dégagé dans la masse hétéroclite des bâtisses qui occupaient ce lieu stratégique dans la topographie de la ville, au centre des trois collines qui avaient accueilli la cité romaine. Le sol de la place est directement et volontairement moulé sur le relief existant pour prendre la forme d’un coquillage, d’un amphithéâtre à la pente douce tendu vers la vallée en contrebas. La puissance tellurique de cette place trouble parce qu’elle coagule fait naturel et fait urbain. Ils s’en trouvent magnifiquement renforcés l’un et l’autre.
Revenons au dessin de cet espace public. Le pavage de briques rouges assemblées en chevron est strié de lignes de pierres blanches dont le tracé rayonnant converge au droit du socle du palais, imprimant dans le revêtement neuf secteurs. Ces neufs secteurs renvoient au gouvernement des neufs qui a administré la république de Sienne pendant la construction du dispositif de la place et qui a présidé à l’embellissement de la ville. La quête de splendeur faisait partie intégrante d’une vision du monde où la beauté y occupait une place centrale et participait au rayonnement de la cité.
Une règlementation exigeante est alors édictée et appliquée pour l’édification des palais privés et des maisons bordant la place. Proportions, matériaux, modénatures, type de baies sont spécifiés pour obtenir la qualité architecturale désirée. Il en résulte un espace monomatière où sol et façades, d’une même brique rouge, créent une impressionnante et belle continuité spatiale qui exprime la cohésion et l’unité de la forme urbaine. Seul le travertin blanc du contour des secteurs et du socle qui se prolonge sur tout le rez-de-chaussée du Palazzo Pubblico, où siège le gouvernement, tranchent. Ce contraste désigne et symbolise l’action politique en gravant dans l’espace public le signe de la toute nouvelle démocratie et de la notion de bien commun qui en découle. La place est très clairement pensée et construite comme l’emblème de la république.
Au point bas de la pente, la blancheur graphique des lignes en éventail crée un point d’intensité où prend place un étonnant avaloir, surdimensionné, une cavité richement ornée adossée au socle du palais.
La mise en scène de l’évacuation de l’eau de pluie n’est pas courante, encore moins un dispositif d’écoulement aussi important qui converge en un seul point. L’eau ruissèle depuis les rues implantées sur les bassins versant des trois collines, aboutie à la Piazza où elle est conduite par la forme en entonnoir du sol vers l’avaloir.
Il ne s’agit plus d’évacuation mais bien de captation. Les grandes quantités d’eau recueillies, au vu de la zone de ruissèlement qui concerne une partie importante de la ville, passent sous le Palais et s’écoulent dans une vallée, « l’Orto de Pecci ».
Cette vallée a elle aussi été vidée de toute construction, une centaine, au même moment que la mise en œuvre de la place, pour accueillir un vaste potager à l’intérieur de l’enceinte des remparts. L’eau qui était alors sale et chargée d’immondices y était canalisée et drainée pour nourrir les jardins. Plus tard, lorsque l’assainissement des rues s’est amélioré, les lavandières s’y sont installées autour de bassins approvisionnés par le dispositif. Tanneries et traitement de la soie y ont aussi trouvé une place naturelle, au fil de l’eau.
Le ruissellement, en se servant du relief pour assainir et irriguer, est structurant pour l’organisation urbaine de Sienne et la vie quotidienne de ses habitants. L’intelligence rationnelle de ces aménagements, en osmose avec le lieu et le climat, s’applique aussi à des techniques sophistiquées pour faire jaillir l’eau d’un maillage de fontaines alimentées par une trentaine de kilomètres de tunnels.
L’une d’elle, la vasque del Campo, installée à la fin de l’aménagement de l’espace, a été une cinquantaine d’années plus tard déplacée au cœur de la place, dans sa partie haute et dans l’axe visuel du porche d’accès au Palais.
La Fonte Gaia faite de marbre blanc finement sculpté est dédiée à la Vierge Marie. L’eau symbolise à l’époque la mère, la femme. L’eau est source de vie. Elle est fertile, réveille l’énergie, conduit la pureté. Elle est associée à la liberté. C’est le symbole même du temps puisque tout coule. Elle s’écoule, elle ruissèle.
L’avaloir sculptural est placé en vis-à-vis de la fontaine sur le même axe de composition qui passe par le centre de la place et du palais. L’eau savamment mise en scène jaillit et disparaît, au centre de la cité, chargée de ses forces souterraines.
La ville médiévale est celle de l’eau vive, en mouvement, alors que plus tard lui sera préférée l’eau lente, celle qui stagne dans les lacs, les réservoirs ou les douves.
Et Sienne, contrairement à ses rivales toscanes, n’a pas de fleuve. Il est alors possible d’envisager que dans cet imaginaire symbolique la cité ait pensé à créer, avec la Piazza del Campo, la source du fleuve absent. Un fleuve qui s’écoule dans la vallée aménagée pour le recevoir.
Cet acte supposé ne relèverait sans doute pas d’une attitude démiurgique mais plutôt d’une décision pour capter l’eau vitale et faire entrer en correspondance l’espace contrôlé de la cité, à l’abri de ses remparts, avec les puissances de la nature, à l’extérieur de son enceinte et à l’époque si proches.
L’architecture du Palazzo Pubblico pourrait renforcer l’hypothèse appliquée à la place, d’une recherche d’hybridation entre naturel et artificiel pour que la société entre en harmonie avec ce qui est au-delà d’elle-même. Le palais s’installe au point de bascule entre bâti et espace naturel.
Côté ville, son socle sur lequel s’adosse l’avaloir de la place, la source, sert de barrage à l’eau qui ruissèle et lui donne une assise tectonique, que la forme de la place exalte. Le bâtiment s’ancre dans le sol, pointe vers le ciel avec la tour Mangia et affiche une façade stratifiée du plus pur style gothique siennois pour exprimer sans ambiguïté son statut d’édifice public. Côté campagne la façade est très différente, quasiment rustique, faite uniquement de brique, comme les bâtiments attenants, ce qui a pour conséquence de fondre le palais dans le paysage urbain.
Mais la présence d’une grande loggia au dernier étage interroge. Pour quoi faire ? Pour accueillir le conseil des neufs et lui donner un espace de respiration tendu vers le paysage au loin et ses mystères.
Les deux faces hétérogènes du Palais prennent alors leurs sens au regard de ce qui leur fait face, la ville d’un côté, la campagne de l’autre. Elles renvoient aux deux mondes que le gouvernement, par ses décisions, doit articuler pour la mise en ordre de la cité face au désordre, au sens chaos originel, de la nature environnante.
Au centre du palais, dans la grande salle du conseil, les fresques d’Ambrogio Lorenzetti, « Allégorie des effets du bon et du mauvais gouvernement sur la ville et la campagne », pour la première fois non plus au service du religieux mais du politique et du philosophique, donnent une présence envoutante à des principes politiques immuables, pour rappeler aux neufs l’importance de leur engagement au service de la République et du peuple.
À Sienne, l’urbanisme, l’architecture et les arts s’emboitent pour donner sens à l’espace de la cité et stimuler la recherche, essentielle pour l’époque, du lien entre naturel et culturel, entre ce qui est là et ce qui est au-delà.