Par Lydia Harambourg, historienne et critique d’art, correspondant de la section de Peinture
Il n’y a de vigoureuse sécrétion mentale qu’à partir de s’alimenter aux crudités de la vie personnelle journalière
Jean Dubuffet, Asphyxiante Culture
Comment qualifier cette catégorie esthétique inédite donnant à voir des artistes méconnus et leurs œuvres qui établissent un nouveau rapport à l’art ? Une première réponse serait que ces « singuliers de l’art » le sont dès lors qu’ils ne jouent pas le jeu de la culture. Ces productions seraient donc inaliénables à toute institution (musée, galerie) et par conséquent à toute récupération sociale et financière suspectes de détournement. Un art anonyme qui ne se réfèrerait pas à l’art tel que le définit l’histoire de l’art : art brut, art naïf (en 1948 Michel Ragon organise une exposition « Art brut, naïvisme et littérature » à la galerie Portes de France à Paris), art populaire, art marginalisé, art des fous, art médiumnique, art singulier, autant de propositions pour un art qui ne fait l’objet d’aucune reconnaissance. Autant de présupposés qui s’opposeraient à un art savant, un art reconnu en tant que tel. Dès son énonciation, l’art brut fait polémique. En 1963 Dubuffet le définit ainsi : « Des productions de toutes espèces... présentant un caractère spontané et fortement inventif... et ayant pour auteurs des personnes étrangères aux milieux artistiques professionnels ». Pour Michel Ragon, Dubuffet n’a pas inventé « l’art brut », ni Alain Bourbonnais « l’art hors les normes ». Pour l’écrivain critique d’art, les « singuliers de l’art » ne le sont que dans la mesure où ils ne sont pas faits pour des manifestations culturelles, ni destinés au marché de l’art. Le jour où ils entrent dans un musée, où ils sont achetés par des collectionneurs, ils perdent la valeur intrinsèque du pouvoir de leur création, et la quintessence de leur vie.
Là se situe la pierre d’angle d’une ambiguïté liée à l’interprétation et la réception de l’art brut. Son état étant d’être marginal, insurrectionnel et solitaire, il cesse de l’être dès qu’il est récupéré par le monde de l’art. Et cependant, en montrant ces pseudos artistes, entrés malgré eux dans l’institution, on sauve du néant les œuvres uniques de contestataires qui s’ignorent.
Un art non culturel ? On retrouverait, se faisant face, Henri Rousseau, dit le douanier Rousseau, et le facteur Cheval.
À quand faut-il faire remonter un art de l’(a)normalité ? Sans doute traverse-t-il tous les âges et toutes les civilisations. Mais un recensement l’inscrit plus officiellement autour de 1800, avec la première collection d’œuvres de malades mentaux par le Dr Benjamin Rush, aux États-Unis. Dès les prémices, force est de constater le rapport étroit qui existe entre un artiste non professionnel et les découvertes de la médecine liées aux problèmes psychiatriques comme à l’inconscient. Paysans, ouvriers internés comme anormaux, simples d’esprit sont élevés au rang de poètes et d’artistes alors qu’ils n’ont jamais vu un tableau, une sculpture. Leur névrose devient l’enjeu d’une créativité qu’ils sont incapables de comprendre. En 1802, le philosophe français Maine de Biran emploie le terme « d’automatisme » pour désigner les processus mentaux menés sous le contrôle de la conscience et qu’expérimenteront, en 1919, André Breton et Philippe Soupault avec l’écriture automatique et l’ouvrage Les Champs magnétiques qu’ils publient en 1920. Le développement du spiritisme dans les années 1850 (Victor Hugo), les études sur les aliénés et dès 1875 les observations faites par le Dr Charcot sur les expressions plastiques des hystériques, suivies par les études sur l’hystérie menées par Freud et Joseph Breuer (1895), mettent au jour des formes d’expressions artistiques inédites.
En 1882 est créé à Paris, par Jules Lévy, le Groupe des Incohérents, un terme qui aurait pu être retenu pour désigner l’art brut à l’occasion d’une exposition, au domicile du journaliste, de « dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner ». En 1900 a lieu une première exposition d’œuvres de malades mentaux au Bethlem Royal Hospital de Londres, dont une sélection sera présentée à Paris en 1929, à la galerie Max Bline. Les dessins de fous deviennent le centre d’intérêt de Marcel Réja (pseudonyme du Dr Paul Meunier) qui établit des rapprochements avec les dessins d’enfants et de « sauvages », et publie en 1907 L’art chez les fous (Mercure de France).
En 1924, le premier Manifeste du Surréalisme lui réserve une place prioritaire au côté de l’automatisme, tandis que le Dr Jean Vinchon publie à Paris L’art et la folie. C’est en 1911 que le Dr Eugen Bleuler à Zurich introduit le terme de schizophrénie qui remplace celui de démence précoce.
La même année, Augustin Lesage (1876-1954), originaire du Pas-de-Calais, mineur, démarre à l’âge de trente-cinq ans une activité picturale sous l’injonction d’une voix entendue dans la mine, qui la lui fait abandonner pour se consacrer à sa vocation. Il peindra huit cents pièces représentant des constructions imaginaires constituées de motifs très finement ouvragés, au petit pinceau, d’une symétrie répétitive. En 1922 ses œuvres sont exposées à l’Hôtel de ville de Douai.
Dès 1920 le Dr Hans Steck s’intéresse aux dessins de ses patients et particulièrement à Aloïse, à l’asile de Cery, à Lausanne, tandis que son confrère le Dr Walter Morgenthaler à la clinique de la Waldau, près de Berne, publie un livre consacré à Adolf Wölfli.
Une autre figure caractérielle est celle de l’abbé Fouré qui sculpte, de 1984 à 1907, les rochers sur le littoral de Rothéneuf près de Saint-Malo. Il raconte, avec ses personnages grandeur nature, l’histoire des premiers rothéneuviens.
Psychiatrie, phénomènes paranormaux, primitivisme se mêlent aux dessins d’enfants et à ceux d’aliénés auxquels sont attentifs dès les années 1912, Paul Klee, Kandinsky, Franz Marc, Nolde, les expressionnistes Kiechner et Kokoschka, mais aussi Picasso, les surréalistes Philippe Soupault et André Breton et, à la fin des années 1940, les artistes Cobra, particulièrement Asger Jorn. On voit que les frontières sont loin d’être étanches entre artistes et inventeurs instinctifs de mondes souterrains ne faisant appel à aucune formation artistique. Ainsi voit-on apparaître, parallèlement aux pathologies psychiques, des créations de purs autodidactes, comme celle, obsessionnelle, de Joseph Ferdinand Cheval dit le facteur Cheval. C’est en 1879 qu’il commence la construction de son Palais idéal à Hauterives (Drôme) qu’André Breton découvre en 1931 et qui sera classé monument historique par André Malraux en 1969.
L’histoire de la diffusion de l’art brut commence véritablement en novembre 1947 à la galerie René Drouin, où Dubuffet ouvre le Foyer de l’Art Brut dont la direction est confiée au critique Michel Tapié. La même année voit l’inauguration de la galerie « Les Mages » à Vence, rebaptisée galerie Alphonse Chave à partir de 1960, qui deviendra un des rendez-vous de l’art brut et de l’art singulier en France - qu’il demeure encore aujourd’hui.
En 1978, le musée d’Art moderne de la ville de Paris, dans le cadre de sa section l’Arc 2, présente « Les singuliers de l’art », exposition organisée par Michel Ragon et Alain Bourbonnais. Elle révèle au public un champ créatif mal défini qui inscrit son altérité avec des inspirés vagabonds dont les productions n’ont jamais été faites pour être exposées. Les grands irréguliers de l’art dominent un panthéon d’une richesse inouïe parmi lesquels il faut citer Gaston Chaissac (1910-1964) ; Aloïse Corbaz (1886-1964), suissesse, atteinte de schizophrénie, qui est internée à vie en 1920 à Gimel ; Émile Ratier (1894-1984) qui fabrique dans le Lot ses « articles de bois » à manivelles et mécaniques bruyantes, des autobus à gazogène pour combattre la dépression nerveuse qui l’envahit au fur et à mesure qu’il perd la vue ; Joseph Crépin (1873-1948) qui s’initie au spiritisme en 1930 (pratique à rapprocher de la « méthode paranoïaque critique » de Dali et des pratiques d’auto-hallucination de Max Ernst) ; l’Écossais Scottie Wilson (1888-1942), colporteur au Canada, qui réalise des dessins faits de milliers de hachures ; Louis Soutter (1871-1942) qui peint un théâtre intime directement au doigt depuis son internement contre son gré dans un asile de vieillards en Suisse.
Cet art sans artistes nous surprend, nous émerveille, déconcerte et stupéfie. Avec les « bâtisseurs de l’imaginaire », les « habitants-paysagistes » filmés, enregistrés par Claude et Clovis Prévost, Michel Thévoz, Gilles Ehrmann, Bernard Lassus, une anthologie se constitue. Le voyage commence avec le doyen, le facteur Cheval qui va construire pendant plus de vingt ans les palais et jardins féériques à partir de cailloux qu’il ramène de nuit dans sa brouette. Camille Vidal (1894-1977), cimentier, s’installe à la retraite à Agde où il réalise des sculptures en ciment armé installées dans son jardin. Son Jardin d’Eden et son Arche de Noé sont en partie détruits à la vente de sa maison.
Alain Bourbonnais en sauve 54 qu’il installe devant un mur rouge à La Fabuloserie ; Fernand Chatelain (1899-1988), ancien boulanger dans la Sarthe, constitue dans sa maison à Fye, près d’Alençon, un jardin humoristique avec des animaux réalisés à partir de grillage bourré de papier puis cimenté et peint ; Irial Vets (1908-2001), cordonnier, entreprend à soixante-six ans de transformer une église à vendre à Saint-Vincent-de-la-Rivière près de Broglie (Eure). Il l’achète pour réaliser son rêve : faire une nouvelle Sixtine en recopiant les peintures de Michel-Ange, sur le plafond et les murs, et meuble sa chapelle des statues des papes. Cheminot, Marcel Landreau (1922-1992), originaire des Deux-Sèvres, est installé à Mantes-la-Ville où il entreprend en 1961 de meubler le talus nu de sa maison. Il transporte des tonnes de pierres et silex aux formes étonnantes et construit un univers dominé par une cathédrale qui sera détruite en 1990 après la vente de son domaine.
Ces autodidactes créent des univers fabuleux où le minéral, le végétal et l’humain se mêlent avec bonheur. Robert Tatin (1902-1983), peintre en bâtiment installé à Cossé-le-Vivien (53), entreprend en 1962 avec son épouse Lise de construire une cité, La Frénouse, près de Laval (ville du douanier Rousseau où est installé le musée d’Art naïf). Tatin a conçu un résumé historique des civilisations, inspiré par ses voyages et les courants artistiques établissant des liens entre Occident et Orient. Il réalise sculptures et édifices, arches et portes en ciment coloré. À la demande d’André Malraux, le lieu devient un musée inauguré en 1969. Parmi ces poètes travaillant sous l’impulsion de leur monde intérieur, plus discrète est Silvette Galmiche qui raconte avec son aiguille à broder l’histoire de pays lointains imaginaires. Aujourd’hui, Michel Nedjar dans son antre parisien mélange des tissus, des coquillages, des boutons pour donner vie à des poupées de chiffons commencées en 1975. Le dernier artiste d’art brut auquel se soit intéressé Dubuffet est André Robillard.
Tous nous apprennent à regarder autrement le monde, en révélant le leur dans une gamme d’émotions inépuisables. Ce qu’André Laude appelle « l’art d’ailleurs » a été débusqué par des regards avertis et aiguisés. Cérès Franco ouvre en 1972 sa galerie « L’Œil-de-bœuf », rue Quincampoix, qui devient le point d’ancrage pour des artistes visionnaires et non-conformistes. Elle y joint des objets d’art populaire, des ex-votos, des naïfs, des expressions indéfinissables, aux œuvres d’anticonformistes comme Jean Rustin, Marcel Pouget, Jacques Grinberg, Corneille, Paella Chimicos. Certains sont proches du Surréalisme, de Cobra, mais se sont débarrassés de tout critère, toute règle, et s’opposent aux courants réaliste et abstrait alors en vogue. En 1994, elle s’installe à Lagrasse (Aude) où ses collections riches de plus de 1300 œuvres achetées ou parfois données par les artistes depuis 1960 sont exposées dans ses « maisons-musées ». Grâce à sa donation, en 2015, à la ville de Montolieu (Aude), ses collections sont visibles dans l’ancienne coopérative devenue musée Cérès Franco. On y découvre des artistes qu’Yvon Taillandier, peintre et critique d’art, appelle les « imagiers imaginatifs », en raison de leur création pleine d’invention colorée, d’un degré intense d’émotion, auxquels d’autres lieux ont été consacrés. L’Aracine, La Fabuloserie, Le Site de la Création Franche à Bègles, près de Bordeaux, par Gérard Sendrey. Avec le musée Cérès Franco, toutes ces collections font écho à celles du musée d’Art Brut et de la Neuve Invention de Lausanne. L’art brut bénéficie depuis d’un regain d’intérêt grâce à une visibilité de la part des institutions françaises et internationales pour l’art naïf, singulier et spontané, l’art médiumnique, le Folk Art, l’Outsider Art du nom de l’ouvrage éponyme de Roger Cardinal (Londres 1972). En France en 1995, la Halle Saint-Pierre à Paris a fondé son projet culturel avec l’exposition inaugurale, Art brut et Compagnie, la face cachée de l’art contemporain. Et, en 2010, a lieu la réouverture du LaM (Lille Métropole - Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) à Villeneuve-d’Ascq, après l’extension d’un bâtiment pour accueillir la donation de l’Aracine faite en 1999 par sa directrice et fondatrice Madeleine Lommel. Riche de 3500 œuvres et de 170 artistes, le LaM offre dès lors la plus grande collection publique d’art brut. Une première exposition en 2004 y montre « Les chemins de l’art brut ».
Nous voici arrivés à la croisée des chemins d’un art brut sans doute parce qu’aucune autre définition ne peut mieux convenir pour désigner un art hors modes, hors normes. Il évolue, se décale, tisse des affinités esthétiques avec des courants artistiques qui le découvrent et s’en inspirent, régénère une scène artistique qui s’ouvre à ces artistes autodidactes. La frontière se fragilise. On s’éloigne des premières œuvres d’aliénés inventoriées dès le début du xix e siècle et que l’on retrouve venant enrichir des expositions. En 1995, le musée d’Art Brut de Lausanne présente des œuvres de la collection Prinzhorn ; en 1922, ce médecin avait publié, à Berlin, Bildnerei der Geeisteskranken où sont reproduites les œuvres en couleurs de la collection du Centre psychiatrique universitaire d’Heidelberg, auxquelles Dubuffet s’était intéressé...
D’autres dialogues, picturaux et plastiques, s’établissent avec les expositions organisées à la Maison Rouge à Paris par Antoine de Galbert de 2004 à 2018, et par la Fondation Cartier avec « Histoire de voir » en 2013. Jean Hubert Martin, quant à lui, construit des rapprochements entre toutes ces expressions dans son exposition « Carambolages » au Grand Palais en 2016.
1- André Breton, L’art des fous, La clé des champs, édition La Pléiade, article paru en 1949.
La Fabuloserie
La Fabuloserie est dédiée à des créations hors les normes qui « créent tout naïvement le fantastique avec le banal », disait Caroline Bourbonnais, disparue en 2014.
C’est le nom du musée privé ouvert au public depuis 1983 à Dicy (Yonne) par Caroline et Alain Bourbonnais (1925-1988) dans un domaine aménagé pour recevoir leur collection d’art « hors normes ». Architecte, créateur, Alain Bourbonnais est collectionneur. Il ouvre en 1972 une galerie d’art hors les normes, l’Atelier Jacob, rue Jacob, qu’il place sous « le vent de l’art brut ». Soutenu par Dubuffet dont la collection vient de quitter la France pour Lausanne, il organise pendant dix ans des expositions monographiques et collectives d’artistes singuliers. Il entretient des contacts féconds avec Alphonse Chave et Claude Massé. En 1982 il s’installe en Bourgogne où il crée deux espaces : la « maison-musée » et le « jardin habité » qui réunissent plus de 1000 créations d’artistes autodidactes.
L’Aracine
L’Aracine est le nom donné à la collection d’art brut fondée en 1982 et ouverte au public en 1984, à Neuilly-sur-Marne, par Madeleine Lommel. Elle sera sa directrice jusqu’en 2009, entourée de Michel Nedjar et de Claire Teller qui publie, en 1997, L’Art Brut (Ed. Flammarion). 1999 voit la donation de l’Aracine au LaM (musée d’art moderne Lille Métropole à Villeneuve-d’Ascq) par sa fondatrice. Riche de 3500 œuvres de 170 artistes, elle fait du LaM la plus grande collection publique d’art brut.