Par Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des beaux-arts.
En 1721, sur le Pont Notre-Dame où fait commerce le marchand de tableaux et d’estampes Edme-François Gersaint (1694-1750) qui s’y est établi en 1718, Antoine Watteau (1684-1721) expose pendant quinze jours L’Enseigne, admirée de tout Paris. Ce lieu est reconnu comme l’ébauche de la galerie dont l’idée se développera au xix e siècle sous l’influence de facteurs sociétaux. Le tableau de Watteau montre, vu de la rue, l’intérieur de la galerie – une parmi les nombreuses installées sur le Pont Notre-Dame, au numéro 35. Elles mesuraient chacune, entre les piliers, 3, 56 m de large, dimensions correspondant sensiblement au format primitif du tableau conservé aujourd’hui au château de Charlottenburg, à Berlin.
On y voit un accrochage, cadre à cadre, selon le principe traditionnel du Salon repris dans les grandes demeures royales et nobiliaires. La scène montre des amateurs qui regardent et commentent les peintures proposées à leur choix, tandis que les employés s’activent à emballer des tableaux, dont le portrait de Louis XIV placé dans une caisse. L’animation évoque le négoce à ses balbutiements : montrer et commercer des œuvres d’art auprès d’un milieu d’amateurs fortunés. Les tableaux qui couvrent les murs mêlent les écoles et les époques, ils évoquent Véronèse, Van Dyck, Bassano, Jordaens (ce dernier identifié, il s’agit de Mercure et Argus, peint en 1620), modèles de Watteau qui les réunit dans son musée imaginaire.
Ce rappel panoramique n’a pas vocation à être exhaustif, aussi évoquerons-nous les galeries et les marchands qui par leur engagement auprès des artistes ont joué un rôle de révélateur dans les mouvements esthétiques émergeants. Jean-Baptiste-Pierre Lebrun (1748-1813) inaugure cette prestigieuse liste. A partir de 1775, année de son mariage avec Elisabeth Vigée, il fait autorité comme le plus important marchand et expert en tableaux à Paris. Il a ouvert en 1788, dans l’ancien hôtel Lubert, rue de Cléry, une salle d’exposition et de vente de tableaux. La « salle Lebrun » se fait rapidement connaître des amateurs. Peintre et professeur à l’Académie de Saint-Luc, c’est un spécialiste de la restauration de tableaux anciens. Un demi-siècle plus tard, en 1848, un autre restaurateur de tableaux, Louis-Adolphe Beugniet (1821-1893), ouvre au 10 rue Laffitte, une galerie de restauration qui évolue au fil du temps et devient une galerie d’art renommée. Ami de Daumier, il expose des peintres confirmés : Delacroix, Jongkind, Meissonier, Millet, Harpignies, Degas, et d’autres moins connus. Son influence sur le goût de ses clients et la constitution de leurs collections est déterminante. Son contemporain, Adolphe Goupil (1806-1893), imprimeur-éditeur, devient marchand de tableaux et de dessins à partir de 1846. Il est à l’origine d’une dynastie sous le label de la société « Goupil et Cie, imprimeur-éditeur », pour laquelle travaillent de nombreux graveurs et lithographes dont les œuvres sont vendues et diffusées par sa galerie qui, en 1887, prend le nom de ses associés « Boussod, Valadon et Cie ». Elle contribue à la notoriété des peintres Boldini et Léon Lhermitte en contrat d’exclusivité. Théo van Gogh, qui y a fait ses débuts, fonde à son tour sa propre activité.
On assiste au développement d’une catégorie de marchands qui sont en même temps éditeurs. Ainsi d’Ambroise Vollard (1866-1939) qui étend son activité d’éditeur à celle de galeriste à partir de 1893 au 37 rue Laffitte, puis en 1924 au 28 avenue de Martignac, sur rendez-vous. Il y expose les pionniers, Gauguin, Matisse (1904). Il commerce avec Cézanne, Renoir, Vlaminck qui deviennent des amis. Il est à l’origine des grandes collections de clients fidèles comme Gertrude et Leo Stein, Ivan Morozov et Sergueï Chtchoukine. Il publie des recueils illustrés avec Vuillard, Bonnard, Picasso dont le Chef d’œuvre inconnu de Balzac (1931) et surtout la Suite Vollard (1930-1937). Sa galerie est rachetée après son décès accidentel, avec la presque totalité de ses éditions, par le marchand d’estampes Henri Marie Petiet (1894-1980). Ce grand marchand édite aussi ses contemporains Marie Laurencin, Gromaire, Dunoyer de Segonzac, Boussingault...
Autre cas de figure : le marchand de couleurs qui se fait marchand d’art, du fait de sa proximité commerciale avec les artistes et son amour de l’art. Broyeur de couleurs, Julien-François Tanguy, dit le Père Tanguy (1825-1894), ouvre boutique rue de Clauzel, devenue rapidement le rendez-vous des jeunes impressionnistes. Il prend en dépôt leurs œuvres (une pratique qui perdure). Il tisse un des premiers liens avec les collectionneurs comme le docteur Paul Gachet.
Les impressionnistes (précédés par les peintres de Barbizon) vont avoir « leur » marchand et ambassadeur outre-Atlantique en la personne de Paul Durand-Ruel (1831-1922) qui installe sa galerie dans la rue Laffitte, on l’a compris, rue des experts et des marchands de tableaux jusqu’à la Première Guerre mondiale. C’est dans ses nouveaux locaux, 11 rue Le Peletier, qu’est organisée la seconde exposition impressionniste. Autre promoteur des peintres impressionnistes et rival de Durand-Ruel, Georges Petit (1856-1920), lequel succède à son père François Petit qui a fondé en 1846 une première galerie rue Saint-Georges. Georges Petit s’installe 12 rue Godot-de-Mauroy et devient un acteur majeur du négoce de la peinture à la fin du xix e siècle en exposant Claude Monet à partir de 1885 et un an plus tard Alfred Sisley. Sa galerie, ultérieurement 18 rue de Sèze, est une alternative au Salon des Artistes français.
Il faut aussi évoquer Siegfried Bing (1838-1905) dont la galerie 22 rue de Provence devient le rendez-vous des amateurs d’art asiatique avec des objets d’art et des estampes rapportés de ses voyages en Chine, au Japon et en Inde. Son activité est essentielle dans la diffusion du japonisme auprès des artistes et des amateurs.
Au xx e siècle, la relève est prestigieuse. Les noms de marchands devenus illustres par leur soutien à des artistes phares de la modernité se succèdent. Léopold Zborowski (1889-1932), grand ami de Modigliani, expose dans sa galerie rue de Seine les peintres de l’école de Paris, Soutine, Derain, Chagall, Utrillo... Paul Guillaume (1891-1934) débute dans un garage où il montre de l’art africain avant d’ouvrir une galerie rue de Miromesnil où il expose Derain, Picasso, Matisse, Van Dongen. En 1922 il conseille Albert Barnes qui créera sa fondation riche des chefs d’œuvre achetés chez Guillaume. Le nom de Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979) est attaché à l’aventure cubiste. En 1907 il ouvre une galerie rue Vignon où il révèle Picasso, Braque, Juan Gris, Derain, Fernand Léger. Ses biens et sa galerie mis sous séquestre pendant la guerre, il ouvre en 1920 une nouvelle galerie rue d’Astorg. Il organise les « dimanches de Boulogne » fréquentés par des personnalités du monde des arts et des lettres (Artaud, Malraux... ). Apparaît, parmi les jeunes poètes dont il édite les œuvres illustrées par les artistes de la galerie (Salacrou, Tristan Tzara, Georges Limbour, Robert Desnos), Michel Leiris qui va épouser Louise, la fille naturelle de l’épouse de Kahnweiler, Lucie. La galerie Louise Leiris naîtra en 1941 avec l’aryanisation des biens juifs. Après la guerre, la galerie expose de nouveaux artistes. Elle est aujourd’hui dirigée par Quentin Laurens, petit-fils du sculpteur Henri Laurens.
Parfois mis en concurrence avec le découvreur Kahnweiler, Paul Rosenberg (1881-1959) est aussi célèbre pour exposer Picasso, Braque, Matisse. Les conflits internationaux déplaceront ses acticités et les spoliations le conduiront à un exil aux Etats-Unis où Paul Rosenberg poursuivra sa mission. Son frère Paul Rosenberg (1879-1947), collectionneur tenté par le négoce, ouvre une galerie dans son hôtel particulier du 19 rue de la Beaume, où il montre Mondrian, Ozenfant Picabia.
Les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale et surtout l’après-guerre voient l’éclosion de nombreuses galeries qui prennent position pour les courants esthétiques tranchés, avec le soutien d’une critique engagée. Abstraction et figuration se partagent la scène artistique avec les nouvelles générations. Des galeries devenues mythiques : galerie de France, Jeanne Bucher, René Drouin, Denise René, Louis Carré, Maeght, Jean Fournier, Daniel Templon..., dont les noms perdurent pour nombre d’entre elles, assurant leur mission auprès de jeunes artistes.