Par Aymeric Zublena, membre de la section d’architecture.
J’ai, envers les images séductrices des utopies urbaines reproduites sans analyse critique par les médias, plus qu’une réserve lorsque je perçois dans ces publications l’ignorance volontaire des problèmes immédiats de la ville contemporaine, le pas de côté pour ne pas évoquer les défis qu’elle pose à ceux qui ont la charge d’en imaginer le devenir.
Il me plaît de citer ce propos de Rudy Ricciotti "... façonner le réel, c’est ça le romantisme, échapper à l’utopie, puisque c’est elle le cauchemar, seule la transformation du réel est le grand projet révolutionnaire".
Pourtant ce désir d’utopie s’inscrit dans le cerveau des architectes au cours de leurs premières années d’études lorsqu’ils découvrent les projets des "architectes révolutionnaires" : la Saline royale de Chaux, conçue et en partie réalisée par Claude Nicolas Ledoux, le cénotaphe de Newton par Étienne Louis Boullée, les restitutions d’une Rome rêvée par Gian Battista Piranese, et plus avant, aux origines de l’urbanisme, ce premier plan de ville à la géométrie idéale et épurée longtemps attribué à Hippodamos de Millet, on sait aujourd’hui que d’anciennes colonies grecques en portèrent trace antérieurement.
Les architectes aiment illustrer les utopies sociales des philosophes ou pousser eux-mêmes des portes secrètes, explorer ces mondes imaginaires qui les habitent et leur donner corps dans des dessins évocateurs. Ils échappent ainsi, un instant, à la rationalité des projets qu’ils doivent, dans le temps présent, mener à bien.
S’ils s’autorisent à rêver, c’est parce qu’ils savent, comme l’écrivait Françoise Choay, dans son ouvrage Urbanisme, Utopies et Réalités, "... que malgré la prétention des théoriciens, l’aménagement des villes n’est pas l’objet d’une science rigoureuse. Bien plus l’idée d’un urbanisme scientifique n’est qu’un mythe de la société industrielle...".
Je n’évoquerai que quelques cités idéales conçues au XXe siècle par les architectes. Je n’aborderai pas les concepts d’organisation sociale et urbaine imaginés, parfois appliqués, par des penseurs, philosophes ou écrivains du XIXe siècle, l’un des plus féconds dans ce domaine.
Il me faut pourtant en citer quelques-uns parmi ces derniers : Robert Owen (1771-1858) et sa New Harmony, Étienne Cabet (1788-1856) et sa capitale Icara, Charles Fourrier (1772-1837) et sa "Ville de la sixième période", Jules Verne (1828-1905) et Franceville dans Les cinq cents millions de la Begum ou encore Hebert-Georges Wells (1866-1946) et sa Cité de l’espace.
Parce que je m’interroge sur l’utilisation parfois abusive du terme "utopie", je ne distinguerai pas, parmi les villes idéales d’architectes, celles qui sont restées dans les cartons de leurs auteurs et celles qui ont été réalisées en tout ou partie.
Toutes les utopies urbaines dessinées aux XIXe et XXe siècles s’inspirent d’un modèle progressiste et d’une esthétique moderne à l’exception de celle théorisée par Camillo Sitte, architecte et directeur de l’École impériale et royale des arts industriels de Vienne. Le Corbusier écrira férocement qu’elle était "... le passé au petit pied, le passé sentimental, la fleurette un peu insignifiante au bord de la route. Ce passé n’était pas celui des apogées, c’était celui des accommodements."
Je relève que ces cités d’architectes expriment, sauf une exception des années soixante dont je parlerai après, une vision positive et lumineuse de la ville future si loin des univers obscurs et oppressants filmés par les cinéastes, Fritz Lang pour Metropolis ou Jean-Luc Godard pour Alphaville.
Au début du XXe siècle – de 1901 à 1904 –, Tony Garnier, pensionnaire de l’Académie de France à Rome, projette "Une cité industrielle", dont il dit dans l’introduction de son ouvrage qu’elle est "une imagination sans réalité mais qui est l’illustration de ces futures villes neuves dont la plupart seront fondées pour des raisons industrielles". C’est, avant la Charte d’Athènes, le premier manifeste de l’urbanisme progressiste, écrira Françoise Choay.
Durant la crise économique de 1929, Franck Lloyd Wright imagine "Broadacre". Critiquant la verticalité congestionnée, inesthétique et antiscientifique des villes, il aborde la question politique de la libre disposition du sol afin que le paysage devienne un élément fondateur de la nouvelle cité. Il écrit : "Broadacre sera édifiée... dans un climat de sympathie avec la nature...".
Le Turinois Paolo Soleri projette en 1955, grâce à une subvention de l’université d’Arizona, "Mesa city", une ville utopique, verticale, haute et dense, première représentation de la ville organique évoquant l’univers structurel d’Antonio Gaudi, ville écologique dont les mégastructures sont conçues pour capter l’eau, le vent, l’énergie cosmique.
Au cours de mes études, dans une vision écologiste anticipatrice, j’inverse le terme de "Cités jardin" et j’imagine des "Jardins Cités" formés de collines végétales habitées, parcourues de réseaux troglodytes.
Le rapport à l’océan, dont la Fondation Jacques Rougerie fera l’un des axes de recherche de jeunes architectes et ingénieurs, est abordé en 1959 par Paul Maymont avec son projet de ville flottante "Thalassa", en 1966 par Jacques Ringuez dans "l’île artificielle", thème cette année-là du Grand Prix de Rome.
La dimension techniciste de la cité future apparait en 1959 dans "la Ville spatiale" de Yona Friedmann, dans les années soixante avec les dessins de Claude Parent pour sa "Ville oblique" et les recherches d’Archigram, groupe de six architectes réunis autour de Peter Cook. Ceux-ci imaginent des mégastructures urbaines, des cités en réseaux, des villes gonflables ou mobiles comme la "Walking City" de Ron Heron, lointain rappel de la "Maison sur roues" de Leon Batttista Alberti. En 1964, Jean Claude Bernard dessine "La ville totale" vision plastique et sculpturale de l’enchevêtrement urbain.
Auroville, près de Pondichéry, ville mystique dessinée en 1968 par Roger Anger à la demande de Mira Alfassa, dite "La mère", pour accueillir une communauté vivant sous les préceptes de Sri Aurobindo, s’organise "autour d’un point d’attraction magnétique qui symbolise son message, le grand temple sanctuaire le "Matrimandir" au centre de la vie spirituelle". Le Monde dans un article récent parle d’une utopie en pente douce au développement très lent.
J’ai dit plus haut que toutes ces cités utopiques expriment une vision optimiste de la vie urbaine future, "Superstudio" rompt avec cette attitude. Ce groupe né à Florence en 1966 réunit six architectes autour d’Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia. Il dresse un réquisitoire radical contre toute l’utopie collective considérant "... qu’il faut rejeter l’urbanisation des villes... parce qu’elle est la formalisation des divisions sociales injustes actuelles" et imagine par ironie des dystopies, "Les Villes absurdes" telles que La Ville Colimaçon, New York sur cerveaux, la Cité des Demi sphères, la Cité Barnum, etc.
L’application de I’Intelligence Artificielle aux déplacements urbains n’a pas suscité, à ma connaissance, de projets utopiques, sauf en quelques bandes dessinées. Pourtant la robotique, la conduite automatique généralisée, les drones-taxis autonomes auront des conséquences profondes sur la forme de la ville, l’accès aux bâtiments, leur architecture, l’emprise et l’organisation des réseaux de voiries, la réduction ou peut être même la disparition des aires de stationnement dévoreuses d’espace.
Des villes, que l’opinion considéra un temps irréalistes, sont sorties de terre et se sont développées bien au-delà des prévisions d’origine : Chandigardh décidée en 1947 par Nehru, imaginée par Le Corbusier, Brasilia voulue en 1956 par Kubitscheck, conçue par Lucio Costa, magnifiée par les réalisations d’Oscar Niemeyer. Elles sont les utopies réalisées du XXe siècle.
À l’aube du nouveau siècle, Masdar City est une écocité de l’Émirat d’Abou Dabi projetée par Norman Foster. Ce projet ambitieux, symbole urbain du développement durable, sera-t-il mené à son terme, ou restera-t-il comme Auroville une utopie inaboutie, le songe inachevé d’une ville au taux "zéro carbone" ?
Les utopies sont parfois, d’après Alphonse de Lamartine, "des réponses prématurées". ■