Par Robert Werner, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts.
Avant la typographie... s’épanouissait l’art de la calligraphie ! Cet « art de former d’une façon élégante et ornée les caractères de l’écriture », la Bibliothèque Nationale de France qui renferme des documents majeurs de son histoire l’a toujours choyé. Il est également présent dans nos régions, en Alsace entre autres, où je vous emmène à la prodigieuse Bibliothèque Humaniste de Sélestat récemment inscrite par l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture, au registre de « Mémoire du monde ». Elle abrite depuis 1889 dans l’ancienne Halle aux Blés, au cœur de la vieille ville - ancienne Ville Libre de la Décapole alsacienne -, des trésors légués par Beatus Rhenanus, né à Sélestat en 1485, parmi lesquels un lectionnaire mérovingien du VIIe siècle et les premiers livres imprimés en Alsace par Jean Mentel, imprimeur contemporain de Gutenberg, ou encore l’étonnante Cosmographiae Introductio, éditée en 1507 à Saint-Dié, par le géographe Martin Waldseemüller, qui contient « l’acte de baptême de l’Amérique ».
Beatus, fils d’un riche boucher, devenu un humaniste de grande renommée, brillant érudit ami d’Erasme et de Lefèvre d’Etaples et anobli par Charles Quint à 38 ans, constituera, dès l’âge de quinze ans une bibliothèque riche de 450 manuscrits reliés, de 550 incunables et de 2500 imprimés du XVIe siècle, de centaines de lettres manuscrites, des ouvrages uniques qu’il lèguera à sa ville l’année de sa mort, en 1547. C’est l’une des seules bibliothèques en Europe dont l’ensemble du fonds n’a jamais été dispersé. Les beaux documents que vous voyez ici et qui proviennent de la Bibliothèque Humaniste témoignent de l’habileté et du sens artistique dans leur travail d’enluminure des maîtres artisans comme des copistes un demi millénaire avant nous...
L’histoire de l’écriture est jalonnée d’étapes au cours desquelles, dans cette forme d’expression, les hommes se sont attachés à tracer des lettres d’une pureté, d’une harmonie remarquables. En France, elle émerge dès le XIe siècle, à la création d’écoles prestigieuses à Reims et Chartres, à Le Mans et à Tours, à Noyon, à Laon et à Paris - qui comptera bientôt cent mille habitants - et dont l’université connaîtra un grand retentissement grâce à l’enseignement de Guillaume de Champeaux et de Pierre Abélard. D’autres écoles, construites sur la rive gauche de la Seine, entraîneront une ardente fréquentation estudiantine d’où la nécessité de produire de plus en plus de livres alors que naissent des confréries et des corporations, d’importantes foires comme celles de Champagne, de Lagny, de Troyes et de Provins, et que s’organisent des classes sociales. On confectionne des encyclopédies, des recueils de règle de conduite, des miroirs des Princes comme l’écrit Françoise Gasparri (1) : le document écrit connaît une demande grandissante et la culture se répand davantage auprès des laïcs.
Au XIIe siècle, les copies des manuscrits sont élaborées par des scribes professionnels qui arrivent à fournir difficilement pour Oxford ou Bologne, Paris ou Montpellier, des universités de grande réputation. Face à une forte demande, l’écriture évolue, on resserre les lettres, multiplie les abréviations ; le caractère dénommé caroline jusque-là, se transforme au XIIe siècle en écriture gothique. Calligraphique à présent, c’est une forme graphique plus libre, aux traits arrondis et non brisés qui figure dès lors dans les chartes royales de Louis VI et de Louis VII ; elle coûtera plus cher à reproduire et les copistes professionnels tenant boutique en ville, et payés aux pièces, prospèreront davantage encore. Bientôt apparaîtra, outre l’écriture documentaire, l’écriture livresque, souvent luxueuse, exécutée soit pour le clergé soit pour des rois, princes, grands seigneurs et bourgeois qui voudront des bibliothèques privées.
Devenue très calligraphique, cette gothique cursive se transformera en écriture bâtarde couramment utilisée à la fin du XIVe siècle. Plusieurs écritures dites gothiques existent alors en Europe, surtout dans les pays germaniques où l’on admire les titres gravés par Albrecht Dürer à Nuremberg. Vers la fin du XV e siècle, l’usage des manuscrits tend à disparaître au profit du livre de plus en plus apprécié. C’est alors l’effervescence dans les ateliers typographiques où les enluminures prolifèrent, l’époque où, souvent, les libraires imprimeurs sont ceux-là même qui élaboraient les manuscrits.
À Strasbourg où œuvre le prototypographe Johann Mentelin (1470-1478), à Paris, chez Antoine Vérard, où à Bamberg en Allemagne, la plupart des incunables se rapportent en premier lieu à la Bible et aux interprétations de l’Ecriture sainte. A peine quelques décennies plus tard surgira la Réforme et la révolution culturelle qui suivra : alors l’imprimerie connaîtra son plein essor.
1) Françoise Gasparri, Introduction à l’histoire de l’écriture, Ed. Brepols