Lecteurs français, lecteurs anglo-saxons

Par Peter Knapp, photographe, graphiste, peintre, cinéaste, directeur artistique du magazine Elle de 1959 à 1966 et de 1974 à 1978

« En France, parce que nous sommes de purs produits catholiques d’idéalisme judéo-chrétien, nous avons tendance à essentialiser, au contraire des anglo-saxons qui, eux, issus d’une tradition protestante plus rationaliste, sont pragmatiques, concrets et rarement idéologiques. » Michel Onfray

 

En Suisse, avec ses 4 langues, les livres et les magazines ont de petits tirages qui comportent souvent 2, 3 ou 4 traductions. Le même texte, en français, en allemand, en italien n’a pas la même longueur une fois traduit.

Beaucoup de formulaires officiels sont composés, sur la même feuille, en plusieurs langues. Et cela pose une difficulté formelle au typographe puisqu’il faut créer clarté et lisibilité pour des textes de longueurs variées dans une surface au format imposé.

Après la guerre, les écoles d’art appliqué ont consacré beaucoup de temps à un apprentissage extrêmement discipliné de la typographie. Les graphistes, les photographes, et même les décorateurs étudièrent sur les mêmes bases que les typographes, et pas seulement en théorie. Tous firent de la composition avec des caractères en plomb. Dessiner un caractère était un exercice obligatoire, jugé à mi-parcours des études par Armin Hoffmann à Bâle et par Walter Käch à Zurich. Il était donc normal qu’à la sortie des écoles d’art appliqué suisses la typographie occupe une place importante dans leurs dossiers.

Partir à l’étranger pour finir ses études est une tradition suisse. Je me suis donc retrouvé à Paris en 1952, avec mon dossier face à Garamond, Jean Colin, Maximilien Vox, Paul Marquet et l’atelier Tolmer. Les réactions de ces stars de l’époque ont été positives et encourageantes, sauf pour la partie typo, qu’ils jugeaient trop construite, trop pensée, trop froide.

Malgré mon jeune âge j’ai osé leur dire que la leur datait d’avant-guerre et qu’il manquait des caractères linéaires dans leurs projets.

Trente ans plus tard, Adrian Frutiger écrit dans son livre : « les Français appelaient ce style la typo suisse pour le meilleur et pour le pire ». Aux Rencontres de Lure, il y avait des joutes verbales à ce propos, entre les Français et les Suisses. Mais Paul Marquet, responsable du code lettré des Galeries Lafayette fut séduit par la typo claire et lisible. Il me confia une grande partie des recherches graphiques dans un style moderne. Au début des années 50 Paul Marquet dirigeait un atelier de « peintres en lettres » avec trente employés qui travaillaient de la taille d’affiche à la plus petite des étiquettes de prix, peintes à la main.

Pour des raisons de vitesse d’exécution ce lettrage était un peu mou et Paul Marquet développa un caractère calligraphique fait au pinceau avec des contrastes frappants entre les gras et les déliés, mêlant capitales et minuscules, dans un genre « anglais », moderne et frais.

Jean Adnet, administrateur des Galeries Lafayette, était séduit par ce renouvellement et nous aussi, les jeunes graphistes, pour qui les Galeries Lafayette étaient une vitrine très à la mode et très regardée à l’époque. Albert Hollenstein, typographe créatif, venait d’ouvrir un atelier de composition à Paris. Adrien Frutiger ex-prof de typo à Zurich dessinait le caractère « Univers » pour Deberny et Peignot. Jean Widmer, après avoir créé des affiches très remarquées pour le Musée des Arts déco, enseignait aux Arts Décoratifs. Ces Suisses introduisirent leurs connaissances typographiques dans diverses disciplines et ce qui était scandaleux dans les années 50 devint un modèle accepté, reconnu puis enseigné.

Hélène Lazareff, créatrice du journal ELLE avait passé le temps de la guerre à New York en travaillant pour la presse et pour des magazines américains. Elle avait une préférence pour la typographie anglo-saxonne par rapport à la typographie latine, ou « humaniste », comme disaient les Compagnons de Lure. C’est, je pense, la raison pour laquelle elle m’a appelé à la direction artistique du journal, en 1960.

 

Mes premières expériences dans la presse avec des textes longs se sont assez mal passées.

Mes choix typographiques, trop suisses, des colonnes et des caractères, trop rigoureux, m’ont attiré des critiques très dures de la part de Pierre Lazareff, mari d’Hélène et éditeur du groupe de presse Hachette. Mais il m’a aussi donné la clef : il disait que l’anglo-saxon est un lecteur attentif qui va au bout des textes, et que le Français, voulant être au courant de tout, a tendance à lire en diagonale. Il a besoin d’intertitres, de lettrines pour rentrer dans la lecture.

Sa critique m’a libéré et me voilà reparti avec pinceaux, pochoirs et tampons de caoutchouc, pour animer la lecture, tout en gardant toujours cette discipline pour la lisibilité, le choix des caractères, la largeur des colonnes, le nombre de signes par lignes, les marges, etc.

Encore aujourd’hui, cinquante ans plus tard, la lisibilité reste mon souci principal dans les projets typographiques ; et, pour moi, créer des éléments graphiques pour rentrer dans la lecture me semble un travail créatif et ludique. 

Titres composés en 1958 par Peter Knapp, en caractères plomb.
Titres composés en 1958 par Peter Knapp, en caractères plomb.