Par Catherine Giraud, documentaliste à la Cité de la Tapisserie et de l’Art tissé, Aubusson
En 2005, à Aubusson, le musée de la Tapisserie a reçu de Christian Delorme (1928-2010), graphiste de son métier, un fonds d’archives (1). Ce don, que la profession du donateur ne laissait pas a priori prévoir, a été facilité d’une part par l’existence d’amicales relations entre Christian Delorme et le peintre et créateur de tapisseries Yves Millecamps, et d’autre part par une succession de plusieurs événements, amenés par le jeu du hasard.
En effet, et nous l’ignorions alors, Christian Delorme avait déjà été en contact avec notre musée vingt-cinq ans auparavant, lors de la construction du centre culturel et artistique Jean-Lurçat (qui devait comprendre une scène de spectacles et le musée de la tapisserie). En 1980, l’équipe en charge du projet avait choisi Christian Delorme, dont elle connaissait le travail sur les logos d'entreprise et sur une signalétique liée à l'action culturelle, pour la réalisation de l'image de la marque graphique du centre. Il était convenu, bien naturellement, que cette image serait à chercher dans l’œuvre de Lurçat, dessin ou tapisserie. Pour se documenter, et sur le conseil de Madame Lurçat, le graphiste était allé voir une exposition, « Tapisserie et Poésie », à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne). Là, s’il n’avait pas trouvé l’inspiration pour sa commande du logo d’Aubusson, il avait été frappé par la présence de poèmes dans les tapisseries de Lurçat exposées. Or, Christian Delorme était aussi un passionné de typographie, et il avait aperçu tout de suite dans ces tissages de Lurçat une riche matière à explorer, sur un plan purement technique de l’étude des lettres, d’abord dessinées sur le carton de tapisserie, puis tissées dans l’atelier. Une partie des résultats de ce travail sur Lurçat a paru en 1982, dans un article publié à l’occasion des Rencontres internationales de Lure (2) et titré Jean Lurçat : Capitales de basse lice. Avant de revenir sur les recherches de Christian Delorme, il est peut-être nécessaire de présenter ces tapisseries où Lurçat intercale des mots parmi ses soleils et son bestiaire.
Tout d’abord, cette tendance de Lurçat à animer les fonds unis (rouges, noirs, jaunes... ) de ses compositions par des extraits de poèmes est née d’un goût personnel mais aussi sans doute de ses réflexions sur l’art de la tapisserie, qui l’ont amené à examiner les tapisseries médiévales. Il a remarqué dans certaines (La Légende de saint Etienne, La Tenture de Beaune, L’Histoire de Clovis... ) (3) des phrases entières en longs phylactères, ou bien des lettres répétées en semis, qui participent à l’ornementation d’ensemble. Lui-même habitué à la lecture de poèmes, et à la fréquentation des poètes de son temps, il sait qu’ils « ont tantôt une voix cristalline comme celle des ruisselets sous les mousses, tantôt leurs mots portent loin comme le tonnerre des torrents » (4), et il charge de plus en plus souvent ses tapisseries de ces chants, exaltant un motif en lui-même banal (insecte, cercle, arbre... ) par le poids de références littéraires ou plus largement culturelles, qu’il sait connues des collectionneurs de ses œuvres. Le rythme même du vers lu, sa gaieté ou au contraire sa gravité, ajoutent à l’aspect simplement visuel de la tapisserie la vibration d’une pensée partagée.
Dans les premiers tissages, avant 1940, aux Gobelins ou à Aubusson, le recours à l’écriture n’apparaît pas (sauf parfois dans un titre tissé, et alors cantonné dans une réserve en bordure). Pendant et après la guerre, l’artiste commence à faire entrer la poésie en plein milieu de ses tapisseries ; c’est une poésie toute neuve, résistante et combattive ; les vers d’Aragon, d’Eluard, de Desnos... y sont transcrits en « bas de casse » ou minuscules. Plus tard, Lurçat puise dans toute la poésie française, là où la poésie redevient intemporelle, et consent « à épouser familièrement le monde » (5) ; sur le carton de tapisserie, les vers sont, le plus souvent, transcrits en « haut de casse », ou capitales, avec maintenant un graphisme spécialement mis au point par Lurçat. Il sera là, Hommage aux morts de la Résistance et de la Déportation, Le Jardin du Poète... montrent ce même type de caractères. Parmi les illustrations de cet article, les capitales sont visibles dans Faute de Loup et dans Le Conscrit des 100 Villages, tandis que Ballade de Charles d’Orléans est ornée de lettres minuscules cursives (attachées), et Oiseau de toutes les couleurs en minuscules d’imprimerie, mais aux allures de capitales car toutes alignées sur le format des plus hautes lettres.
Christian Delorme remarque d’abord que Lurçat ne sépare pas les mots, c’est le lecteur qui lui-même doit chercher la coupure au bon endroit. De même, un mot en fin de ligne peut être coupé après un seul caractère, sans respect pour la notion de syllabe (exemple d/evore, ou d/es dans Faute de Loup). Ce à quoi Lurçat obéit, c’est à l’espace (sur une ligne, ou dans un cadre) et à l’alignement du « bloc » de texte par rapport au fond (verticalement par exemple). Il est intéressant d’examiner Le Conscrit des 100 Villages de ce point de vue ; entre la longueur variable des noms de villages et celle fixe de ses cadres, Lurçat y invente des astuces pour récupérer de la place : deux lettres placées l’une au-dessus de l’autre (le 0 et le L de « Volmerange », le L et le T de « Marimbault »... ), une lettre placée à l’intérieur de l’autre (les deux L de Vollore), une lettre réduite en hauteur pour pouvoir caser son accent ou son point, une lettre placée en exposant (E et S dans « Les Vocables »), etc., cela parfois à la limite de la lisibilité. C’est l’utilisation des changements de couleurs de laine qui, tout en étant décorative, facilite le repérage du mot suivant (cf. Oiseau de toutes les couleurs). Dans Faute de Loup, le jaune, sur la première lettre de chaque mot, indique l'espace absent. Chaque caractère est tissé en plusieurs étages de couleurs, du foncé au clair, mais le changement de couleur ou de valeur se fait toujours à la même hauteur, ce qui crée des lignes horizontales directrices.
Il découvre aussi avec beaucoup d’intérêt la technique du tissage, et en particulier cette difficulté pour le lissier d’obtenir un trait rectiligne ou une courbe, toujours plus ou moins « en escalier » par rapport au trait dessiné du carton (6). Ce décalage est particulièrement visible dans le tissage compliqué d’une lettre. Il note la ressemblance avec le tracé obtenu par numérisation, irrégulier lui aussi de par son processus de fabrication, et compare le pixel de l’informatique au point du tissage. Mais ce qui lui semble le plus étonnant, c’est que les capitales de Lurçat semblent inédites ! Les empattements (7) carrés à la base, triangulaires en haut, les formes souvent irrégulières, sont « hors catalogue », et Lurçat aurait donc inventé un nouveau caractère.
Cette étude de tapisseries de Lurçat a passionné Christian Delorme, et aussi ses amis des Rencontres de Lure, dont Gérard Blanchard, président de l’association. À notre connaissance, personne n’est allé aussi loin dans l’examen de cette écriture mise au point par un Lurçat arrivé à une bonne connaissance des possibilités offertes par le tissage, et qui en joue à la fois avec rigueur et liberté, comme autant d’instruments à sa disposition. Si l’artiste a attaché autant d’importance à la mise en place de ces textes dans ses tapisseries, ce n’est pas par unique souci de décoration, mais pour donner aux extraits choisis une identité et un poids, malgré l’espace réduit qu’ils occupent dans la composition. C’est que Lurçat poursuit un but, rappelé par un de ses amis poètes, Jean Marcenac : [...] « il a dû, avant tout, mettre l’accent sur la technique, au point que sa polémique a parfois paru se ramener à ce seul débat et fait oublier ce que lui-même enseigne et crie avec chacune de ses œuvres, que la tapisserie est un art de contenu » (8).
L’étude de Christian Delorme, qui porte sur un savoir-faire à la fois de calligraphe et de lissier, rejoint parfaitement cette citation. ■
(1) Le fonds donné par Christian Delorme est constitué de la documentation utilisée pour son travail sur Lurçat (correspondances, articles de presse, ouvrages sur Lurçat, la typographie, la télématique, la numérisation... ) et surtout de 200 diapositives utilisées en diaporama et illustrant en détails ses recherches sur une « typographie tissée ».
(2) Les Rencontres internationales de Lure.
(3) Jean Lurçat : Le Travail dans la tapisserie du Moyen Age, Genève, Paris, Ed. Pierre Cailler, 1947.
(4) Idem.
(5) Jean Lurçat dans Poésie 42, n° IV.
(6) Cf. photo du carton de Faute de Loup.
(7) Empattement : petit trait qui prolonge les extrémités des traits droits et obliques des lettres, en général perpendiculaires à ces derniers.
(8) Jean Marcenac : L’Exemple de Jean Lurçat, Paris, Ed. Falaize, 1952.