Reprendre/transformer

Par Paul Andreu, membre de la section d’Architecture.

Reprendre un bâtiment, le transformer, l’adapter, c’est une pratique courante, ancienne, nécessaire, de l’architecture. On en viendrait à l’oublier en ce moment où tant de maîtres d’ouvrages et les architectes qu’ils ont choisis comptent sur la « communication » pour affermir leur existence financière et commerciale, et nous abreuvent d’images de synthèse qui transmettent, au mieux, le contenu intellectuel d’une émission télévisée de variétés. Vues aériennes et façades à tout va dans un environnement réduit, si on l’évoque, à quelques lignes. Du contenu, du contenant plutôt, de l’espace l’intérieur, on parlera une autre fois. Entre spécialistes. Ou pas du tout.

Il y a heureusement tous ceux qui, à titre individuel ou collectif, luttent pour préserver la ville. Qu’ils y soient nés ou pas, ils l’aiment. Ils ne veulent pas la voir se dégrader sous leurs yeux. Ils refusent viscéralement qu’elle change. Ou alors, si, raisonnables, ils acceptent tous les changements, toutes les transformations, mais à la condition qu’ils soient faits à l’abri des façades existantes. Et bien sûr, puisque c’est le moyen le meilleur pour se défendre, ils « communiquent ».

À la vérité, voilà deux attitudes qui s’opposent avec la plus grande détermination, au nom disent-ils chacun de l’architecture, mais qui communient dans le mépris de ce qui est l’essence même de l’architecture, l’espace intérieur qu’elle limite et enclot. Ce n’est chez les uns et les autres, très souvent, trop souvent, que « façadisme ».

Il faut, tranquillement, mais fermement, répudier l’une et l’autre et accepter la dialectique du doute. Ce que nous pensons, nos convictions elles-mêmes, doivent elles aussi constamment être reprises, précisées ou abandonnées. La création, celle qui dérange véritablement l’ordre plutôt que de l’accepter pour en tirer profit, est à ce prix.

Quoi qu’il arrive, où que l’on soit, si on ne se limite pas aux images, même les plus créatrices elles-mêmes, ni à l’espace physique et aux perceptions que nous en avons, si l’on tente de pénétrer l’espace mental, si difficile à définir et à reconnaître, qui est celui de la culture, le mythe d’une création absolue, libre, barbare, primitive, se dissout. La révolte la plus extrême ne crée, même pour l’assassiner, que dans la création antérieure.

L’architecture répond à des besoins, à des souhaits qui s’expriment et à des désirs bien souvent ignorés, elle le fait en assemblant des matériaux avec toutes les ressources des connaissances et des techniques. Elle fait des abris. Comme les habits, elle nous protège. Une construction n’est d’ailleurs peut-être à l’origine qu’un habit que le corps n’a plus à porter, au prix de se fixer progressivement au sol. Que la mode et l’architecture traversent aujourd’hui, visiblement, des difficultés semblables, soient dirigées par les mêmes intérêts, intellectuels et financiers, n’est sans doute pas étonnant. Leur poésie, à l’une et à l’autre, la poésie qui fait la différence entre la construction et l’architecture, comme celle qui fait la différence entre la confection et la mode, ont la même origine simple et à partir d’elle, les mêmes ramifications infinies.

On ne crée que dans la création, certes, avec respect ou indignation, avec scrupules ou insolence, mais il faut créer. C’est ce qu’oublient trop souvent ceux qui ont la charge des constructions. Par ignorance, par suffisance aussi, voire par fainéantise, ils l’oublient. La construction, c’est reconnu, doit s’adapter et ils en sont propriétaires. Sûrs de leur droit, ils la banalisent, et au nom de difficultés indéniables mais inférieures à celles qui avaient été maîtrisées au moment de la conception, la ramènent au niveau de la facilité. Une fois, ce n’est rien, quelques années après on ne reconnaît plus le bâtiment. Ça s’appelle vieillir, dit-on en regardant ailleurs. Mais non, c’est vieillir trop tôt, et mal vieillir. Il aurait fallu un conservateur, et un conservateur est toujours un créateur, pas un gestionnaire dans le hasard d’une carrière ; un public plus attentif aussi, et des observateurs critiques vigilants.

Il y a des vieillesses précipitées et honteuses, il y a aussi des renaissances et des secondes vies. C’est sur celles-là qu’il faut insister. Ce sont elles qui montrent ce que l’architecture a de spécifique parmi les autres arts. Picasso peut donner sa version des Ménines, un conservateur redonner au tableau des qualités que le temps a usées, aucun peintre ne viendra le reprendre, ni lui adjoindre une partie nouvelle. Les compositeurs ne sont pas plus aventureux, seuls les écrivains le sont parfois. Mais les architectes y vont, poussés par la nécessité économique souvent, mais plus encore pour ce bonheur d’un dialogue enjambant le temps, sans soumission ni platitude, respectueux et assuré.

Beaucoup de monuments, tous peut-être si on les analyse attentivement, ont fait l’objet de ces créations successives qui s’imbriquent les unes dans les autres, chacune originale et inattendue, formant à chaque étape un tout, nouveau, que l’auteur initial et la majorité de ses suivants, pris dans l’effort de faire triompher leur pensée, auraient sans doute rejetées sans même les examiner, mais qui parfois sont les accomplissements véritables de ces pensées. L’équivalent a sans doute existé dans ce que l’on nomme les grands textes, les épopées, reprises et enrichies au gré de transmissions révérencieuses et passionnées.

Mais c’en est fini, il me semble, de ces transmissions. Pour l’architecture, parfois, oui parfois seulement, avec c’est vrai bien des désastres, la possibilité subsiste de cette méta-création, de ces dérangements répétés d’un ordre toujours remis en cause, de ces pensées nouvelles issues sans doute des mêmes convictions profondes.

C’est une voie pleine de risques, mais à bien réfléchir c’est la seule qui vaille. Il vaut mieux avoir à faire disparaître des erreurs reconnues que de se priver de découvertes. Mais quelle responsabilité ! Quel autre art en a une semblable ? Quelle exigence individuelle et collective permet d’en soutenir le poids ? La plus grande, la plus savante et la plus austère sans doute, pour peu qu’elle s’accompagne, selon une expression que j’emprunte à Renzo Piano, du sens de la gaieté.

Parce que, sans aucun doute, il possède ce sens, son travail donne beaucoup d’exemples remarquables d’adjonction à des bâtiments anciens de parties nouvelles qui, comme pour la Morgan Library à New York, les transforment en les mettant en valeur.

Je n’ai eu quant à moi qu’une expérience de reprise ; après le départ et la disparition de Johan Otto von Sprekelsen, j’ai achevé son projet de l’Arche de la Défense en concevant avec Peter Rice le « Nuage », en modifiant aussi, ou en complétant, certaines parties mineures du projet. L’actualité veut que de nouvelles transformations nécessaires ou seulement utiles sont aujourd’hui dessinées par nos confrères Valode et Pistre, avec à la fois beaucoup de fidélité et d’imagination.

Un monument se bâtit toujours sans doute d’une telle succession de créations.

www.paul-andreu.com

La structure « le Nuage » créée par Peter Rice sous la Grande Arche de la Défense, Île-de-France (1984-1989). Architectes : Johann Otto von Spreckelsen (architecte du projet du concours), Paul Andreu. Photo Laurent Thillaye du Boullay
La structure « le Nuage » créée par Peter Rice sous la Grande Arche de la Défense, Île-de-France (1984-1989).
Architectes : Johann Otto von Spreckelsen (architecte du projet du concours), Paul Andreu. Photo Laurent Thillaye du Boullay