Par Robert Werner, correspondant de l'Académie des Beaux-Arts.
Rarement en France, un château - celui de Pierrefonds, dans l'Oise - n'a suscité autant de critiques que d'éloges. L'image du célèbre architecte Viollet-le-Duc, auteur du Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècles, qui restaura tant de monuments français et reconstruisit entièrement cette ancienne forteresse féodale, en fut même, fort injustement, ternie.
« Pierrefonds ? Le Moyen Âge revu par Viollet-le-Duc... » ai-je même entendu d'une voix moqueuse, un dimanche, alors que j'admirais l'imposant château couronnant ce charmant village aux abords de plusieurs voies anciennes, dont une « chaussée Brunehaut », qui reliait Senlis à Soissons.
Ce touriste, se prenant pour un guide, trop entouré à mon gré et planté au centre de la cité en train de commenter l'histoire des tours reconstituées, me fit songer au Haut-Kœnigsbourg, en Alsace, si apprécié, et qui fut bien une ruine lui aussi, rétabli de fond en comble par un autre grand architecte sous le règne du Kaiser Guillaume II, à partir de 1900, sans faire crier au sacrilège...
Édifié au XVe siècle mais non achevé, le château de Louis d'Orléans, frère cadet du roi Charles VI et qui en possédait presque une centaine sur de nombreux territoires jusqu'à la baronnie de Coucy, dans l'Aisne, fut l'un des édifices les plus grands et les plus imprenables de l'époque. Entrepris en 1396, le chantier s'arrêta à la mort de Louis, assassiné, en 1407, sur l'ordre de son cousin et néanmoins ennemi, le duc de Bourgogne Jean sans Peur. L'ancienne demeure d'Agathe de Pierrefonds, au XIIe siècle, qui céda la propriété au roi Philippe-Auguste II, et où, par la suite, séjournèrent Philippe le Bel et son fils cadet Charles IV avant de passer aux Valois, subira d'abord un incendie criminel provoqué par un connétable partisan du même Jean sans Peur ; puis, après avoir été soigneusement redressé par Charles d'Orléans, le poète, fils de Louis et père du futur Louis XII, un désastreux démantèlement sous le règne de Louis XIII. En effet, en l'an 1616, un bombardement d'artillerie va réduire ce symbole de l'ancienne féodalité en une ruine monumentale afin d'affirmer la suprématie du pouvoir royal face à la grande aristocratie : une politique de démolition systématique des fortifications et des châteaux de France (La Réole, Pézenas, Talmont, Coucy, la Fère-en-Tardenois... ) menée par Richelieu et Mazarin.
Or, l'intérêt historique de la forteresse ravagée est tel qu'elle sera amplement visitée, jusqu'au roi Louis XVI qui s'y rendra en 1788 avant qu'elle ne devienne un « bien national »... et que Napoléon 1er, également séduit par la majesté de ses restes, ne l'achète en 1811.
Les artistes, en pleine période du Romantisme, et les érudits locaux, touchés par la grandeur du site, veulent le faire revivre, réussissant à le rendre quasiment féérique aux yeux du roi Louis-Philippe puisque ses ruines serviront de décor au banquet donné le 11 août 1832 à l'occasion du mariage de sa fille Louise d'Orléans avec Léopold de Saxe-Cobourg Gotha, premier roi des Belges. Classé Monument historique en 1848, l'ancien château recevra, à deux reprises, la visite de l'empereur Napoléon III qui souhaite en faire une demeure de plaisance et demande à Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), alors déjà architecte et théoricien réputé, de lui présenter un projet de remise en état d'un lieu - il le répétera souvent, plus tard - « plaisamment surnaturel... »
Bien avant l'arrivée au pouvoir de Napoléon III, en 1845, les Voyages pittoresques de l'ancienne France consacrés à la Picardie - ouvrage publié sous la direction du baron Taylor et auquel collabore Charles Nodier - montrent déjà les vues du château lithographiées d'après les dessins de Viollet-le-Duc, révélant l'intérêt de celui-ci pour le château de Pierrefonds. Dans son Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècles (1854), il étudie les chemins de ronde en maçonnerie ceignant les tours et les courtines encore visibles. A peine trois ans plus tard, dans La description du château de Pierrefonds, il imagine, sur un premier plan, une première élévation restituée du bâtiment : Napoléon III en prend connaissance et lui confie le chantier dès 1857. Une restauration réalisée par étapes durant de longues années. On songe d'abord à une reconstruction partielle de l'édifice. Ainsi, en 1858, est rétablie la tour Hector, la mieux conservée après les destructions du XVIIe siècle. Au terme d'une nouvelle visite de l'empereur, le projet évolue : en effet, de la restauration partielle, on se dirige vers une restauration complète du château qui n'abritera plus une résidence princière mais sera un lieu de réception prestigieux. Viollet-le-Duc relève la tour Godefroy, la tour carrée du donjon, les trois grandes salles superposées du logis seigneurial avant de s'atteler à la réalisation du nouvel escalier d'honneur en avant du donjon qui conserve ainsi sa vocation initiale.
« Le donjon et presque toutes les défenses extérieures, écrit-il dans sa Description du château de Pierrefonds, reprennent leur aspect primitif : ainsi, nous pourrons voir bientôt le plus beau spécimen de l'architecture féodale du XVe siècle en France. Nous n'avons que trop de ruines dans notre pays, et les ruines ne donnent guère l'idée de ce qu'étaient ces habitations des grands seigneurs les plus éclairés du Moyen Âge. Le château de Pierrefonds, rétabli en totalité, fera connaître cet art à la fois civil et militaire qui, de Charles V à Louis XI, était supérieur à tout ce que l'on faisait alors en Europe. C'est dans l'art féodal du xv e siècle en France, développé sous l'inspiration des Valois, que l'on trouve en germe toutes les splendeurs de la Renaissance, bien plus que dans l'imitation des arts italiens... ».
Pour Viollet-le-Duc, « restaurer un monument, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à aucun moment donné ». Son ambition, c'est de montrer le château dans son état d'origine. Lorsque la conservation est impossible, il copie la matière et la forme pour les rendre à l'édifice, mais lorsque toutes traces anciennes ont disparu, il s'appuie sur des principes de cohérence et de style : oui, il réinvente. Reconnu maître dans les dessins d'ornements historiques, il va créer un décor particulier pour chacune des salles grâce à sa parfaite connaissance du style médiéval. Parmi les surprises qui attendent les nombreux visiteurs aujourd'hui : la variété et la richesse des décors peints avec leurs lignes végétales qui annoncent l'Art nouveau dont, aux yeux des plus éminents spécialistes, il est l'un des précurseurs.
Dans son travail de restauration du château de Pierrefonds, tout se veut certes d'époque, mais l'architecte, soucieux de laisser une oeuvre pérenne, utilise les procédés constructifs du XIXe siècle, généralisant l'usage du fer (charpentes, planchers, portail, pont-levis... ), sollicitant les entreprises Béchet et Monduit, qui réalisèrent, entre autres, la statue de l'archange pour la flèche de l'abbatiale du Mont-Saint-Michel, la statue de la Liberté ou encore celle du Lion de Belfort. Enfin, il se sert de la photographie. En pleine restauration de Pierrefonds, en 1866, Viollet-le-Duc commande, en effet, une série de clichés panoramiques de la structure, réalisés à l'aide d'un appareil mis au point par Auguste Chevallier, « la planchette photographique ».
Si, en 1866, la grande salle du château devient galerie de musée avec l'installation de la collection d'armures et d'armes de poing de l'empereur (déménagée en 1870, mais le mobilier muséographique y est conservé), son escalier à double révolution évoquant ceux de la Renaissance (Chambord, Blois... ) permet d'accéder à l'étage et aux appartements des invités. La salle des Preuses (52 mètres de long sur 9,5 de large et 12 de haut), sur deux niveaux, constitue la plus belle pièce d'apparat avec sa voûte en forme de vaisseau inversé portée par une structure métallique, ses vingt-deux fenêtres, et son étonnant décor polychrome. À l'opposé de cette salle qui, avec ses 600 mètres carrés, constitue la grande galerie du musée, l'entrée principale, surmontée par la tribune des musiciens, est ornée des statues de Charlemagne et ses paladins. Cette reconstruction ouverte au public dès 1867 livre une véritable leçon d'architecture de l'âge gothique en France.
Le programme de restauration, voire de réinvention du château de Louis d'Orléans, se poursuivra après la mort de Viollet-le-Duc, jusqu'en 1884, redevenant féodal en marge de trois républiques. ■
Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) suivit des études secondaires et des stages dans divers ateliers d'architectes, mais refusa de s'inscrire à l'École royale des Beaux-Arts, préférant voyager.
À 18 ans, il découvre les régions françaises avec leurs monuments anciens qu'il dessine sans relâche. Inspecteur général des édifices diocésains, architecte des Monuments historiques, il mène une infatigable activité de maître d'œuvre à Vézelay, à Notre-Dame de Paris, à la basilique Saint-Denis, à Reims, Sens, Clermont-Ferrand, à la Cité de Carcassonne, à Avignon, Narbonne et Toulouse, au château de la Roquetaillade, au château de Coucy...
Des artistes renommés peignirent les ruines du château de Pierrefonds. Entre autres, Camille Corot (1796-1875) et Paul Huet (1803-1869), qui réalisa plusieurs tableaux, dont l'un, représentant Pierrefonds dans la tempête, est une interprétation romantique, sombre et tourmentée du site. Originaire de Villers-Cotterêts, Alexandre Dumas, enfant, venait dans le village en voisin. En 1845, dans Vingt ans après, il décrit le château en ces termes : « Les tours, quoique solides et paraissant bâties d'hier, étaient ouvertes et comme éventrées. On eût dit que quelque géant les avait fendues à coups de hache ». En 1867, lors d'un voyage en France, le roi Louis II de Bavière visita le château de Pierrefonds et décida de faire construire un édifice mélangeant le style néo-médiéval et romantique de Pierrefonds avec l'architecture développée au château de Wartburg, en Thuringe. Selon plusieurs historiens de l'art allemands, Pierrefonds serait donc à l'origine du plus célèbre château allemand : Neuschwandstein, en Bavière. Pierrefonds a influencé d'autres châteaux, notamment le château de Gaasbeek, en Belgique, celui de Haar, aux Pays-Bas, ou le donjon de Visegrad en Hongrie.
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