Par François Chaslin, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts.
Comment parler d'architecture me demandez-vous ? Qu'en sais-je ? Fais-je de la prose ou des vers? C'est selon et sans trop le savoir. « Il faut bien que ce soit l'un, ou l'autre par la raison, Monsieur, qu'il n'y a pour s'exprimer que la prose, ou les vers. Il n'y a que la prose ou les vers ? Et comme l'on parle qu'est-ce que c'est donc que cela? De la prose. » Bon.
Il me vient un souvenir. C'était à Shanghai il y a quelques années, sur la terrasse d'un immeuble du Bund où avait été établie une boîte de nuit. Les péniches de charbon glissaient en meuglant, en contrebas, dans la brume du Huangpu. Je ne dansais pas mais il y avait dans notre groupe un architecte connu pour la charge érotique qui se dégage de son être. Il s'est approché de la piste avec une fort belle femme, longue, réservée, pudique, Chinoise au demeurant. J'ai observé comment, en peu de minutes, avec un extraordinaire talent de conviction physique, il l'a publiquement amenée à rémission ; à peine effleurée. Comment, de raide, de crispée qu'elle était, elle en vint à baisser pavillon. J'en suis bien incapable mais j'en ai tiré une leçon. Le public est à l'égard de l'architecture comme cette femme : réservé, pudique mais empli d'un désir refoulé. Il suffit d'y aller mollo, les yeux dans les yeux, en quêtant son assentiment à chaque pas de la danse. Et tout s'éclaire.
Les architectes parlent avec leur faconde, leurs grandes écharpes de laine rouge qu'ils portent volontiers dénouées et pendantes, avec leurs gestes enveloppants, avec souvent de la générosité et parfois un peu de rouerie. Ainsi Candilis à de Gaulle visitant les travaux du Languedoc-Roussillon en 1967, et qui lui avait demandé d'expliquer son projet : « Mon général, oune pétite enfant, le matin, il ouvre ouné fénêtre. C'est lou printemps. Dans lé yardin, il y a oune arrrbre. Et dans l'arrrbre il y a, qui chante, oune ouazeau. Et ça, c'est l'ourbanisme. – C'est très clair, dit le général en lui tapant dans le dos, allons voir ça. Et, hilare, il partit d'un pas martial à travers les chantiers inachevés. » C'est Philippe Lamour qui raconte. Les architectes parlent avec leur désir quasiment enfantin de séduire. « Tel se demande l'architecte si, lorsqu'il porte, pas plus grosse qu'un jouet, sa maquette, on le prend pour un gosse. » C'est une interrogation de Raymond Roussel. Elle date de 1928 (Nouvelles impressions d'Afrique) ; elle est éternelle.
Les architectes parlent avec leurs codes verbaux, leur jargon, leurs éléments de doctrine, leurs échafaudages de notions qui font un certain effet au gueuloir des confrères, entre soi, mais qui parfois passent moins bien dans le public.
À quoi de son côté sert le critique ? Veut-il informer ? Très bien mais qu'il se fasse alors journaliste, médiateur et pédagogue. Veut-il transmettre des modèles ou une connaissance ? Qu'il passe les concours et devienne professeur. Souhaite-t-il aider simplement à la circulation des idées ? Qu'il se fasse modérateur de colloques ou curateur d'expositions. Veut-il convaincre ? Très bien, c'est ce qu'ont fait les plus célèbres d'entre eux tout au long du vingtième siècle. C'est qu'ils se sentaient engagés dans l'un de ces combats périodiques que portent et renouvellent les générations depuis la querelle des Anciens et des Modernes. Depuis que, s'opposant aux frères Perrault, François Blondel, partisan de la symétrie et des proportions, ayant examiné « les raisons que l'on apporte contre la nécessité des proportions en architecture qui ne sont, comme on dit, approuvées que par accoutumance », entreprit de les réfuter. Sentiment gothique contre règles classiques, hygiénistes, nudistes fonctionnalistes, régionalistes, réalistes socialistes, corbusistes et néocorbusistes, historicistes, postmodernistes, participationnistes, minimalistes, écologistes : tous en piste. Tous un petit tour de piste. Ce ne sont pas les architectes qui décident, c'est l'époque qui les somme de répondre aux questions qu'elle leur pose.
Sinon, s'il n'est pas engagé, le critique n'a ni à vaincre ni à convaincre. Ni à élaborer des doctrines professionnelles. Il peut lui revenir alors d'expliquer, d'inscrire telle construction dans son époque, d'exposer, de célébrer ou de démontrer au contraire la vacuité des arguments d'un concepteur, éventuellement la faiblesse de ses agencements esthétiques. D'en étudier la genèse, les logiques internes, l'économie, les difficultés. Ou bien d'en analyser la pertinence, formelle, constructive, urbaine, sociale, ergonomique. S'il s'agit d'une œuvre déjà ancienne, il peut tenter d'en retracer les effets, de raconter ce qu'en fut la perception en divers moments, ce qu'on appelle maintenant la réception. De faire qu’elle signifie et qu'on se souvienne de ce qu'elle a signifié pour d'autres.
Mais le critique, en théorie, se doit surtout de critiquer. Le mot suppose l'idée d'un commentaire, une ambition de juger, en même temps qu'une capacité à s'y risquer. La critique est alors évaluation, situation de l'œuvre dans le moment historique et parmi les débats qui lui sont contemporains, confrontation du discours et de l'édifice réellement construit. Elle peut même être critique au sens le plus ordinaire et le plus mordant du terme, et il peut s'agir alors de « porter la plume dans la plaie » comme a pu le revendiquer pour son propre compte un certain journalisme.
La photographie n'a pas vraiment détrôné le dessin ou la gravure, qui ont un grain différent. De même, le clic-clac contemporain et le selfie n'ont pas détrôné la photographie, en tout cas celle qui possède un regard. De même que l'œil écoute, de même les mots ont-ils un regard. Ils cadrent. Ils disent le vrai ou assènent le faux, il faut se méfier de leurs sortilèges. Ils montrent parfois l'indicible ou l'approchent, ils témoignent en tout cas d'un choix.